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Soudain, le sol du petit bois de cyprès craqua sous des pas Aïcha releva la tète. Une pudeur instinctive la fit reculer légèrement. Dans l’obscurité des feuillages, elle aperçut un bel Arabe, sous un costume flamboyant de broderies claires. Il remontait la colline dans la direction de la fontaine. Sans se montrer de dessous son voile, elle observa cette silhouette élancée, à la fois mâle et jeune, qui apparaissait et disparaissait parmi les arbres. L’inconnu portait d’une main un paquet de vieux livres ; de l’autre, il jouait avec quelque chose comme une plume de roseau. À mesure qu’il avançait, toute sa physionomie s’éclairait d’une émotion visible. Il ralentissait le pas, regardait longuement de droite, de gauche, fouillait le petit bois en tous sens, comme quelqu’un qui voulait renouer connaissance avec un lieu cher depuis longtemps abandonné…

Aïcha frémit. Ce bel Arabe, ne venait-elle pas de le reconnaître ? N’était-ce pas Didenn, Didenn le bey, le fils des riches propriétaires de Sidi-Bou-Medine, dont on apercevait, là-haut, la grande maison blanche au milieu des peupliers ?… Didenn, son plus cher ami d’enfance et en même temps le fils de leur implacable ennemi, de l’homme qui avait fait que sa mère et elle enduraient aujourd’hui tant d’humiliations, et qu’Aïcha bent Sid Kaddour s’appelait la Fille du Condamné ! Didenn n’avait pas reparu à Sidi-Bou-Medine, depuis le jour où ses parents l’avaient envoyé à la ville voisine terminer ses études dans une médersah plus élevée. Quatre années s’étaient écoulées. Elle le revoyait pour la première fois. Il semblait avoir peu changé, autant qu’elle pouvait s’en rendre compte au milieu de l’ombre… Toujours beau, toujours fier, avec sa face brune aux traits seulement plus accentués, la moustache naissante au-dessus des lèvres sensuelles, les cheveux abondants en dehors de la chéchia, et ses yeux bleus, plus brillants, qui semblaient s’être pailletés d’or. Se souvenait-il encore d’elle ? Lui gardait-il toujours son affection d’il y avait quatre ans ? Quatre ans ! Le cœur d’un homme avait eu le temps de bien changer… N’avait-il pas épousé depuis le ressentiment des siens ?…

Le cœur lui battait à grands coups. Le jeune homme émergeait de l’épaisseur des arbres. Comme il allait déboucher sur la route, elle ramena vivement son voile sur ses traits bouleversés, s’effaça contre le dôme de la fontaine, et, haletante, elle demeura ainsi, s’efforçant de contenir son émotion…