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possible chez nous, c’est l’état arriéré de notre développement économique. La Russie est un pays agricole, où la classe ouvrière n’a pas encore brisé ses liens avec la campagne. Celle-ci supporte plus facilement la désorganisation économique, et cela d’autant mieux que l’agriculture, en Russie, se trouvait, chez le paysan, à un niveau assez bas. Le paysan a son pain, son lait, sa viande, et il peut, à la rigueur, se passer assez longtemps des produits de l’industrie. Sa force de résistance est certainement supérieure à celle du citadin, ouvrier, fonctionnaire ou homme de profession libérale.

Seule la campagne du Nord russe, où la production de blé est déficitaire, est dans l’impossibilité absolue de vivre en proie à l’état de désorganisation sociale qu’entraîne le bolchévisme. Mais dans cette région se produit un exode général. Le paysan de Novgorod ou de Tver ferme sa maison, prend l’argent qu’il a amassé pendant la guerre et s’en va, avec toute sa famille, dans un gouvernement du Sud, où le pain est plus abondant.

La force de résistance économique du paysan russe est un produit de l’état semi-naturel de l’économie rurale russe et explique pourquoi le pays continue à vivre. Est-ce à dire que la Russie pourra indéfiniment supporter, économiquement, le bolchévisme, en payant le triomphe du communisme par un retour vers un état rudimentaire et barbare ?

Mais même ce marxisme à rebours ne peut durer indéfiniment, et voici pourquoi. Le bolchévisme a entraîné un développement démesuré et presque fantastique du mécanisme gouvernemental. Plusieurs facteurs y ont contribué. D’abord, tout État communiste est nécessairement un Etat bureaucratique : un fonctionnaire vous livre le matin votre pain et votre viande ; il se présente comme rédacteur de votre journal, comme employé de tramways, ouvrier, directeur de cinéma, artiste, ingénieur, peintre, voire poète. Dans une « Commune » tout est nationalisé et étatisé. On a vu, avec l’avènement du bolchévisme, le nombre des employés de l’Etat augmenter dans une proportion toujours croissante. A Pétrograde, après le transfert de la capitale à Moscou, les édifices publics, qui contenaient assez de place pour le gouvernement central d’un immense Empire, ne suffisaient plus pour loger l’administration locale de la ville et des districts qui en dépendent. Mais il y a plus. L’impossibilité de trouver aucun emploi