sourde. Ces personnages singuliers possèdent une faculté indéfinie de nous surprendre par la soudaineté et l’inattendu de leurs caprices, de nous déconcerter par des sentiments involontaires, par les exigences subites d’une fatalité intérieure à laquelle ils obéissent. Ces êtres presque toujours admirables d’énergie nous représentent le combat d’une volonté héroïque contre une puissance obscure et indéfinissable, qui est celle de la vie, et qui les route en un moment comme une lame de fond, les ruine et les détruit, les laisse vaincus comme des épaves sauvées du désastre d’un naufrage.
Ces modèles de courage se conduisent d’une manière presque aussi décousue que des héros de Dostoïewsky. Et, en effet, ils sont leurs frères ; mais le drame qui, chez ces derniers, est un drame pathologique, une maladie et une névrose, est chez M. Conrad d’une nature plus élevée : c’est le pur sentiment du tragique de la vie. Il flotte autour de ses personnages ce même souffle de désespoir qui balaie le steppe, ce souffle de mélancolie slave qu’on entend dans les mélodies de la musique russe, et aussi quelque chose de ces brumes marines que M. Conrad a rapportées de sa vie d’aventures sur tous les océans de la terre. Il s’ensuit qu’autour d’eux le monde même change d’apparence ; les choses ne sont plus ce qu’elles semblaient être ; les plus familières prennent un air fugitif, suspect, évanescent, cachant une réalité inexprimée, un monde de tendresse, d’angoisse ou de menaces. Et sur ce fond obscur, rempli par les ténèbres mouvantes de la vie, se détachent des figures de jeunesse et de poésie, luttant contre une énigme cruelle qui les tourmente, et laissant, quand on les perd de vue, l’impression d’une grâce douloureuse et d’une passion meurtrie, comme le souvenir brisé d’une « polonaise » de Chopin.
Il va sans dire que, pour exprimer ces nuances de romanesque, M. Conrad s’est composé un art particulier d’une subtilité extrême. Les faits se présentent rarement chez lui dans une exposition suivie et positive. Il use à l’ordinaire de procédés plus indirects, employant autant de précautions pour envelopper son récit comme sous les pellicules successives qui composent la tunique d’un oignon de tulipe, qu’un Maupassant ou un Kipling prend de soins pour le dégager et l’amener en plein jour. Son nouveau roman est un des exemples les plus achevés de ces narrations à double enveloppe, par lesquelles