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délicates, elle avait autour de son cou des chaînes de perles magnifiques, qui pendaient jusqu’à ses pieds ; car bien que paraissant rarement en public, elle conservait une passion pour les pierreries. En dépit d’une vie où elle poussait la simplicité jusqu’à une sorte d’ostentation, son amour du luxe et des bijoux était resté prédominant en elle ; seulement elle ne se souciait pas de faire partager aux autres la vue de ses trésors à l’exemple de ses devancières, et il n’y avait en elle rien de la proverbiale générosité russe.

Et pourtant c’est cette femme si hautaine qu’on disait s’être courbée en une effrayante humilité devant un simple paysan russe, autour duquel flottait une atmosphère d’affreuses légendes si sombres qu’elles s’adapteraient mieux, semble-t-il, aux temps du moyen âge qu’à nos jours de raison prosaïque !

Oui, telle était la femme à la table de laquelle j’étais assise, car c’était certes plus sa table que celle du Tsar ; lui se contentait de la place qui lui avait été assignée et peu à peu s’hypnotisait dans la conviction que c’était là sa vraie place, la seule qui eût pu lui convenir.


C’est à Constantza que je vis le Tsar pour la dernière fois, en ce jour triomphant de l’été 1914, où il vint en grande pompe faire une visite au pays et au vieux Roi Carol.

Il vint dessus la Mer Noire qui ce jour-là était splendidement bleue. Il vint sur son yacht somptueux, entouré de vaisseaux de guerre, al nos gens l’accueillirent avec joie comme le souverain du plus grand empire d’Europe. Et ce grand souverain était venu pour tenter de gagner l’alliance de ce petit pays ! Il fut reçu avec honneur et ravissement.

Mon cœur était léger ce jour-là et moi aussi je me réjouissais. J’étais leur parente à ces grands souverains, et comme telle, celle qui se sentait le plus à son aise avec eux. Dans leur maison flottante, loin des influences qui prévalaient dans leur palais, i Is semblaient plutôt se rapprocher de ce qu’ils avaient été d’ans les jours de ma jeunesse, c’est-à-dire les dignes représentants de la puissante maison des Romanow.

Ce jour-là, Alexandra était mon invitée et cela aussi modifiait nos relations d’une façon avantageuse. C’est moi qui avais l’initiative, et jusqu’à un certain point, elle devait se plier à ce