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mal de tête, il rentra vite à sa demeure, non sans avoir pris chez le libraire un Pétrone avec les notes de Bourdelot.

L’on n’a pas besoin d’être allé en Laponie pour croire qu’on est un voyageur et qu’on émerveillera les casaniers. Un orateur disait récemment : « Si vous aviez voyagé comme moi, vous sauriez qu’en Suisse… » Le jeune Brienne qui est allé en Laponie péchera bien sûr contre la modestie. Mais tout le monde l’y engage. Dès son retour. son père le présente au Cardinal, qui d’abord lui fait compliment d’une réputation si extraordinaire que jamais on n’en a vu de pareille sitôt acquise. Le jeune Brienne répond si joliment que son père ne se défend pas de laisser couler quelques larmes ; et Son Éminence : « Je pleurerais de joie com.me vous, monsieur de Brienne, si le ciel avait mis dans la tête de mon neveu l’esprit de votre fils. » Le Cardinal prend le jeune Brienne par la main et le conduit au roi. Le jeune Brienne fait un discours, un vrai discours : « Sire, votre renommée m’avait devancé chez les Lapons, où nul Français n’avait été avant moi, et les Moscovites et les Polonais m’ont instruit de vos conquêtes… Les vents mêmes s’apaisaient au nom seul de Louis-le-Grand. Je n’avais qu’à le prononcer, ce nom heureux, pour conjurer les tempêtes ; et le Belt, où je fus sur le point de périr, devint aussi tranquille que la Seine dès que je vous invoquai à mon aide… » Le roi trouva que ce jeune homme parlait bien.

La reine voulut que ce jeune homme lui donnât quelques nouvelles des sauvages. Au cercle de la reine et devant toutes les dames émues de curiosité, il ne balança pas de faire une conférence et de raconter comme on vit dans la neige du nord. Les duchesses, après la reine, répondirent à son aimable procédé par des acclamations et des « has-has » qui n’étaient pas à dédaigner. S’il en eut la tête un peu montée, va-t-on se moquer de lui ? D’ailleurs, il a quelque honte d’inscrire en ses Mémoires tout cela et de n’oublier pas les triomphes de sa jeunesse quand il essaye de consoler par l’humilité religieuse les déplaisirs de son âge avancé. Il écrit : « Je n’en eusse point parlé, si je n’étais malheureux au point où je le suis. Mais, puisque personne ne dit plus comme autrefois du bien de moi, je ne dois pas taire au public les marques que je donnais à dix-huit ans de la présence de mon esprit, qu’on croit à l’heure qu’il est tout à fait perdu et égaré. » Pauvre jeune Brienne, ridicule et attendrissant, qui, vieux, joue encore avec les hochets de son enfance et tâche à corriger la réalité de sa misère par les illusions de sa gloire puérile !

Deux mois après son retour, le 15 janvier 1656, le jeune Brienne