Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant une puissance plus obscure qui maintenant dominait à la fois son âme et son corps.

Les lèvres toujours serrées, principal personnage à sa table, siégeait la Tsarine, veillant jalousement sur le pouvoir qu’elle avait usurpé, ses yeux scrutant avec un détachement méfiant tous les convives autour de cette table. Il émanait d’elle quelque chose de glacial, de curieusement réfrigérant : jamais une étincelle de chaleur ou d’aménité qui vînt alléger l’oppression qu’on ressentait en sa présence. Elle ne mangeait pas des plats servis aux autres et les mets spécialement préparés pour elle étaient d’une simplicité monastique et dénués de goût, comme si elle se fût tellement détachée des choses de ce monde, qu’elle ne put supporter de toucher à la nourriture bonne pour le commun des mortels.

Elle ne prenait presque plus part aux cérémonies officielles et quand nous allions à Saint-Pétersbourg, c’était avec le Tsar et ses filles aînées, la mauvaise santé d’Alexandra lui servant de prétexte pour rester chez elle. Mais derrière cette vie en apparence si détachée, elle cachait une ambition démesurée de gouverner, d’intervenir dans tout ce qui touchait à l’État. Guidée par les conseils secrets en qui elle avait une foi aveugle, elle s’obstinait à faire et à défaire les ministres, les généraux et les hauts dignitaires de la Cour, à renverser et à remplacer les hommes qui occupaient des situations prépondérantes. Des amis éprouvés par le temps, des serviteurs dévoués furent bannis par son ordre ; toutes les voix qui s’élevaient pour protester contre ce qui se passait, étaient ou réduites au silence ou punies pour avoir parlé.

Envers nous, ses hôtes, elle était d’une courtoisie parfaite, mais il était impossible de ne pas sentir que si elle tolérait notre présence, c’était seulement parce qu’elle savait que nous ne troublerions pas longtemps la solitude sacrée de sa vie ; et c’est avec un demi-sourire de supériorité qui mettait des lieues entre elle et nous, qu’elle écoutait notre bavardage mondain.

Chaque fois que je la regardais, assise calme et raide au milieu de nous, un air de détachement et de dédain comme imprimé à chaque pli de sa robe, je me prenais à me demander si elle ne venait pas à l’instant même de quitter son terrible et sombre conseiller, et je me sentais frémir au contact des ombres redoutables qu’il me semblait voir s’amasser derrière