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diminuée et elle tenta de la lui conserver intégrale, sur le plus grand empire d’Europe.


Au printemps de 1914 nous allâmes pour la dernière fois en Russie, spécialement invités à Tsurskoe par le Tsar et sa femme ; on nous offrit une réception officielle et pourtant chaleureuse ; nous fûmes comblés d’honneurs ; rien ne fut négligé pour rendre notre séjour plus agréable… Et pourtant quelque chose dans l’atmosphère du palais excluait tout réel sentiment de bien-être.

Extérieurement, c’était encore la brillante Cour d’antan ; les mêmes gardes, les mêmes officiers, les mêmes dignitaires… Mais il semblait qu’ils ne fussent plus qu’un décor derrière lequel d’autres figures se mouvaient sombres et sournoises, influences inavouées qui craignaient le grand jour. On avait l’impression de quelque chose d’invisible qui pesait sur cette maison, de quelque pouvoir occulte qui tenait la Cour en respect.

Les heures passées avec Leurs Majestés paraissaient s’écouler comme à l’ordinaire, et les sujets de conversation abordés semblaient naturels… Mais l’Impératrice avait maigri, son visage s’était fait plus austère, ses lèvres minces étaient closes plus étroitement ; plus que jamais, elle avait cet air de regarder de son haut cette humanité incapable de comprendre l’impénétrable supériorité qui faisait d’elle un être à part. Raspoutine palpitait quelque part derrière ce décor de Cour, derrière cette vie de famille en apparence si calme et si unie ! Les filles étaient gaies, simples et avenantes, leur rire sonnait clair, et leurs yeux innocents fixaient sur vous un franc regard ; l’héritier du trône était un gamin malicieux, très gâté, aux manières négligées, car ayant toujours été délicat, il avait bénéficié d’une indulgence excessive de la part de ses parents qui tremblaient pour sa vie.

Le Tsar était le même homme doux et timide que j’avais toujours connu, il avait les mêmes yeux rêveurs, les mêmes lèvres formées pour des paroles de douceur seulement ; mais il y avait en lui ceci de changé qu’il paraissait s’endormir graduellement sous une influence hypnotique contre laquelle il n’essayait même plus de réagir. Le rêveur qui était en lui, cédait