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ses façons d’être ne lui avaient pas concilié les cœurs, elle en conçut de l’amertume.

Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui se croient éternellement incomprises, et s’isolent dans la certitude que le vulgaire ne saurait entrer dans leurs pensées, s’élever jusqu’à leur idéal. Condition malheureuse et faite pour semer le malheur ; la femme incomprise ne s’adapte jamais aux circonstances ; elle tient à rester à l’écart, enfermée dans ses griefs comme dans les plus sacrés des privilèges.

La Tsarine était un de ces êtres, et, avec les années, ses curieuses dispositions morbides s’accentuèrent tellement que certains allaient jusqu’à douter de son bon sens. Ceux qui la voyaient intimement témoignent que, sur la plupart des sujets, elle raisonnait avec une entière lucidité d’intelligence ; mais cette inébranlable foi qu’elle avait en sa mission d’éclairer les autres faisait qu’elle n’écoutait aucun avertissement, se fiant seulement à son jugement erroné, et devenant ainsi la proie de ces imposteurs qui guetteront toujours les âmes murées dans leur obscurité solitaire.

Ce qui lui donnait tant d’empire sur son mari, n’a jamais été expliqué. L’aimait-il réellement ? Sa volonté plus faible fléchissait elle simplement devant celle de l’Impératrice ? Le tenait-elle par ses côtés mystiques ? Personne ne l’a jamais exactement su. Mais une chose est certaine : son influence était prédominante en effet, et au lieu de diminuer à l’usage, elle devint toujours plus forte, et hélas ! plus fatale, jusqu’à ce que l’infortuné monarque, qui pourtant par instinct et de lui-même était attiré vers la vérité, fut plongé dans des ténèbres si épaisses qu’il ne devait plus jamais pouvoir s’en échapper pour aller vers la lumière.

Ame égarée, elle ne doutait pas d’avoir trouvé la vérité ; c’est là l’intime tragédie des cœurs qui n’ont plus foi ni dans l’humanité ni dans la vie et qui ne savent pas aimer. Elle n’a pas su aimer : c’est là que réside, pour moi, la cause de son échec…

Et cet échec devait entraîner la chute du mari qu’elle croyait sauver pourtant, la ruine du fils qu’elle adorait, le désastre du vaste empire qu’elle voulait intact pour ce fils, et qu’elle espérait lui garder immuable et entier. Car Alexandra rêva pour son héritier une autorité autocratique nullement