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la fraternité latine, vit se dresser, en plein Reichsrath, un interprète magnifique de la fraternité slave, Strossmayer : une bourgade croate, Diakovo, l’avait pour évêque. D’une voix haute, et qui portait, il réclamait l’application du principe fédératif. Il y aurait encore, sans doute, un Empire danubien, si François-Joseph avait écouté… L’âpreté des frottements avec les Magyars, que Strossmayer considéra jusqu’à son dernier jour comme une « race fière, égoïste, et tyrannique au plus haut degré[1], » ne soulevait en son âme aucune idée de vengeance, aucun désir d’installer à son tour une tyrannie : ses lettres pastorales s’inspirèrent toujours de cette pensée, que « nous ne pouvons devenir dignes de la liberté et de la culture qu’en étendant la même liberté à tous ceux avec lesquels nous sommes en contact, à quelque foi ou à quelque race qu’ils appartiennent, et en les laissant partager avec nous le bénéfice de la liberté et de la civilisation. » Il ajoutait avec son autorité d’évêque : « C’est là l’enseignement de la Croix, et la loi de tout groupement humain qui désire être digne des fruits de la Rédemption[2]. » Jamais les gouvernants de Vienne et de Bude, dans les plaies du Crucifié saignant pour tous les hommes, n’avaient su déchiffrer cet enseignement-là ; mais Strossmayer avait une âme d’apôtre, qui ne désespérait de convertir personne, pas même eux.

En lui s’incarnait l’idéalisme de 1848 : il ne voulait pas la mort de l’Autriche, mais qu’elle se convertit et qu’elle vécût, — qu’elle vécût en permettant à chacun de ses peuples de vivre sa vie. Il la concevait comme « un grand État neutre, fondé sur la vérité, sur la justice, qui préviendrait la collision entre Germains et Slaves, et qui assisterait sincèrement et efficacement les peuples des Balkans dans leurs justes aspirations. » « Je donnerais ma vie, écrira-t-il plus tard à Gladstone, pour sauver ce grand pays, qui a une tâche magnifique à jouer dans la nouvelle situation du monde. » La monarchie dualiste ne comprenait pas ; à la diète croate, l’élément magyar, par des procédés factices, s’assurait une prépondérance injuste. Strossmayer, alors, secoua sur ces parodies d’assemblées parlementaires la poussière de ses mules épiscopales. On lui marchandait

  1. Strossmayer à Gladstone, 25 juillet 1892 (Selon Watson, The South Slav question and the Habsbutg monarchy, p. 444).
  2. Strossmayer à Gladstone, 13 mars 1819 (loc. cit., p. 438).