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l’effondrement des pièces correspondantes à l’étage supérieur ; mais grâce à l’élasticité du bois qui formait la charpente de la maison, le reste de l’édifice resta presque complètement intact ; la porte qui conduisait de la salle d’attente dans le cabinet de travail du ministre fut arrachée de ses gonds ; quant au cabinet lui-même, il ne souffrit presque pas. M. Stolypine, en train de causer avec un visiteur, fut jeté à terre ; mais lui et son interlocuteur n’eurent que de légères contusions.

Parmi les morts, se trouvaient un ancien gouverneur de province, un maréchal de noblesse, le colonel Schultz, chef de la police du palais de Tauride et quelques autres personnages d’un rang élevé ; mais la plupart des victimes étaient soit des agents inférieurs de la police, soit d’humbles pétitionnaires, parmi lesquels une femme dans un état avancé de grossesse, affreusement éventrée. Telle avait été la force de l’explosion que des arbres longeant la Neva furent déracinés ; tous les carreaux des maisons situées sur la rive opposée furent brisés ; à des centaines de mètres alentour, on retrouvait des débris de membres humains et des lambeaux d’étoffe ensanglantés.

Des deux enfants de M. Stolypine précipités par l’effondrement de l’étage supérieur et retrouvés dans les décombres, le petit garçon n’avait qu’une fracture simple ; mais la fille avait eu les deux pieds complètement broyés et souffrait atrocement. A la première inspection, les médecins s’étaient prononcés pour l’amputation immédiate ; mais le docteur Pavloff, sommité chirurgicale, s’y opposa. Grâce à lui, et après plusieurs années de traitement Mlle Stolypine put recouvrer la marche ; mais à l’époque dont je parle et pendant de longs mois, on eut l’impression qu’elle resterait sinon mutilée, du moins estropiée pour la vie.

Le soir même de la catastrophe, M. Stolypine se transporta » en ville avec sa famille, dans la résidence officielle du Ministre de l’Intérieur ; mais quelques jours après, cet édifice étant jugé trop difficile à protéger contre les entreprises des terroristes, il s’établit dans un appartement du Palais d’Hiver, qui, depuis le début du mouvement révolutionnaire, n’avait pas été habité par l’Empereur.

D’habitude, chaque samedi soir, je quittais la ville pour passer le dimanche à Peterhof où la Cour résidait à cette époque : l’Empereur avait mis à ma disposition un appartement