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des poilus et marsouins, leurs modèles, les noirs y avaient pris leur large part : « Nous luttions, écrivait un officier allemand, fait prisonnier quelques jours plus tard, contre ces soldats nègres qui tiennent comme des murs, attendent les nôtres à cinq mètres et se jettent dessus. »

La surprise du Chemin des Dames amena, comme on sait, les Allemands en quatre jours de l’Ailette à la Marne. La trombe envahissante balaya les campagnes en plein labeur. Terrorisées, les populations s’étaient enfuies : cortèges d’épouvante marchant droit au Sud, vers les ponts. Sur la route de Château-Thierry, une interminable colonne de fugitifs. Derrière elle, des débris effrités de nos régiments décimés, débordés, petits groupes allant sans débandade, l’arme à la bretelle, au fil des routes, comme tout le monde. Suivant, mais ne poursuivant pas, à faible distance, sans s’arrêter ni se hâter, poussant devant elles les vaincus, arrivaient les avant-gardes allemandes. En ville, un spectacle de folie collective : dans les rues, sur les ponts, une foule sans guides, sans chefs, tourbillonnait, piétinant sans avancer, appelant au secours les soldats, les submergeant dans ses remous, paralysant soi-même sa défense. Mer humaine où l’ennemi, tirant à mitraille des hauteurs au Nord de la ville, sema la panique et la mort. Dans ce tumulte, fendant la foule, voici qu’un homme arrive : général qu’une légendaire traversée de l’Afrique a jadis illustré. Son énergie, sa bravoure sont célèbres. Il se jette au-devant des groupes de soldats, les accroche, les harangue : « Vous savez qui je suis, leur crie-t-il, montrant ses étoiles, la plaque de grand-officier qui scintille sur sa poitrine. Pour vous, pour ces gens, pour la France, mes enfants, arrêtez-vous ; demi-tour et tenez ! Il le faut ! J’amène du secours : ma division me suit !… » Peine perdue. En vain, les hommes tentent de se rassembler. Aveugle, la foule tourne sur elle-même, passe en torrent, entraînant les soldats dans ses flots. Or, la division, hélas ! était loin. Elle roulait en automobiles, encore à des lieues en arrière et le général n’avait avec lui, en avant-garde, que trois bataillons dont un de noirs. N’importe ! Avec cela, il barrera la route. La petite troupe bouscule la cohue, remonte le courant. En pointe extrême, dans les fières ruines du château, il installe ses Sénégalais. Consigne : n’en pas bouger, défendre la place sans recul, jusqu’au sacrifice. Elle fut tenue. Le flot