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Sous les pieds de la foule, monte une poussière qui sent le crottin d’âne, la sueur et la paille hachée, comme tout le reste de la ville, et qui devient parfois si épaisse, au crépuscule, à l’heure de la grande frénésie, que tout cela prend un air de cauchemar et de fantasmagorie. Ces formes blanches qui circulent très silencieusement, ou restent debout immobiles, semblent n’être retenues à la réalité que par le bruit, forcené des tambourins. Quelques bâtisses européennes, jetées au bord de cette place, prennent leur part à ce délire. La poste avec sa couronne de fils, le magasin du quincaillier, la Banque, le Glacier, le Café de France, la boutique de cycles, les voitures de louage avec leurs cochers espagnols, toutes ces choses d’un autre monde paraissent alors aussi baroques que les cercles magiques, et le directeur de la Banque et la marchande de journaux plus fous encore que le sorcier !…


III. — LE TOMBEAU DES SAADIENS

Pas bien loin de la place folle, sous les hautes murailles rouillées du palais d’El Bedi, qui n’est plus qu’un immense espace vide, s’élève au milieu des orties une petite bâtisse ruineuse. Du dehors, on n’en voit rien que deux petits toits verts qui semblent se confondre avec les toits d’une mosquée voisine, et l’on pourrait passer et repasser indéfiniment dans ce coin de la ville, sans soupçonner que le plus beau trésor du Moghreb se cache ici dans une gangue de boue. Oh ! ce n’est pas bien grand, cela ne tient pas beaucoup de place dans l’immense ville de boue séchée ! Mais sans doute faudrait-il aller jusque dans les cités légendaires de la Perse ou de l’Inde, pour trouver rien d’aussi parfait, une réussite aussi heureuse que le précieux coffret de cèdre, de marbre et de plâtre sculpté, enfermé derrière ces murs.

C’est au fond d’un petit enclos, emprisonné comme un puits, entre les murs de la mosquée et la haute enceinte édentée du palais d’El Mansour. Partout l’herbe et l’ortie ; quelques tombes jetées au hasard, et de gros boulets de pierre qu’on dirait tombés du ciel… Deux pavillons bien délabrés dressent dans cette solitude leurs murs terreux et leurs toits verts, mal assurés sur des poutres de cèdre qui tremblent dans la maçonnerie. Rien n’annonce extérieurement la splendeur,