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On posait devant lui les innombrables plats qui composent l’ordinaire d’un grand seigneur marocain ; il s’empiffrait de nourriture, car il était vorace ; et repu, s’endormait sur place, pour recommencer une heure plus tard son accablante besogne de fonctionnaire diligent.

Pendant ce temps, autour de lui, un peuple d’ouvriers s’empressait à achever ou à embellir sa demeure, emplissant l’air du bruit de leurs pilons et des chansons qui accompagnent le tassement du mortier sur les terrasses. Jamais rien n’était au goût de ce nègre fastueux, de ce demi-sémite toujours insatisfait, qui brûlait de l’orgueil de se dépasser lui-même. A tout moment il fallait jeter bas une chambre pour en bâtir une autre, remplacer une cour par un jardin, détruire des mosaïques, démolir un plafond, recommencer sans cesse ces choses si légères, si remplies de fantaisie qu’elles semblent avoir été créées dans l’allégresse avec une divine insouciance.

Le matin du jour où il mourut, ses médecins, craignant que le bruit le fatiguât, commandèrent aux ouvriers de suspendre leur besogne. Mais le moribond, n’entendant plus travailler autour de lui, fut saisi d’une violente fureur. Tout le monde dut se rendre à sa tâche ; et il rendit le dernier soupir dans le bruit des pilons et de la mélopée indéfiniment répétée par les faiseurs de terrasses :

Les oiseaux nous regardent travailler,
Mais c’est le maître qui paiera[1].


* * *

Tout au fond d’un lointain jardin secret, rempli comme un vase trop plein d’une végétation folle de bananiers, de physalis, de daturas et d’orangers, une petite porte en ogive s’ouvre dans une bâtisse qui domine assez bizarrement, d’une hauteur de trois étages, ce palais à ras de terre. On monte un escalier brutal, et là-haut se découvre un spectacle si grandiose que, du coup, s’effacent de l’âme toutes les charmantes choses d’en-bas : une immense étendue rosée de murailles et de terrasses, une large ceinture verdoyante d’oliviers et de palmiers, et là, tout près, l’Atlas éblouissant de neige, pareil à une

  1. Ce palais de la Bahia sert aujourd’hui de résidence au général Lyautey quand il vient à Marrakech.