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mêmes souvenirs. Les évocations se pressent sur nos lèvres ; la réalité actuelle s’est dissoute, évanouie ; nous revivons le divin autrefois, nous reconstruisons autour de nous les paysages aimés, nous ressuscitons les chers fantômes… Un timonnier, la main au béret, nous réveille de notre somnambulisme à deux :

— Messieurs, le Champagne est servi.

Dans le salon tendu de vieux rose, où se joue le scintillement du soleil renvoyé à travers les hublots par les vagues, les deux marines, unies désormais pour une lâche commune, se portent un toast réciproque, gravement, simplement, sans discours ni apparat :

— A la grande Amérique ! prononce le commandant Juin.

— A la glorieuse France ! réplique le contre-amiral Eberlé. Le docteur Aurégan et moi, en choquant nos verres, nous nous permettons d’ajouter tout bas :

— Et à notre vieux Ploumiiliau !…

Sur le désir de mes nouveaux amis, je laisse le « superintendant » repartir sans moi et m’attarde une couple d’heures de plus auprès d’eux. Suspendus depuis un semestre entre les deux hémisphères, ils ont soif de savoir où en sont les événements dans l’un comme dans l’autre, car, pendant toute leur fastidieuse odyssée, ils ont été privés de journaux et presque de lettres. J’improvise à leur intention une chronique sommaire des faits les plus marquants ; eux, à leur tour, me retracent les misères de leur longue errance : la bourrasque à jet continu ; la sarabande des objets dans les chambres étroites, encriers, livres, souliers dansant une gigue effrénée de la table au lit et du parquet au plafond ; la nuit, défense d’allumer, la vie à la lanterne sourde dans les dédales oscillants du pont ; et, brochant sur le tout, la perpétuelle incertitude du lendemain, le risque incessant d’être torpillé… Aussi, quel soulagement quand ils ont appris qu’à cette course sans but on imprimait enfin une orientation, et qu’ils étaient dépêchés quelque part pour y. servir a quelque chose ! L’Amérique leur est apparue comme une terre promise. Ils y ont été accueillis, dès Hampton Roads, avec un enthousiasme d’autant plus significatif qu’il ne, s’adressait manifestement qu’à eux seuls, à l’exclusion de leurs collègues anglais. On avait des paroles de politesse pour les marins du Léviathan, mais le cri du cœur était pour ceux de