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— Hello ! Avez-vous vu les marins français ?

Il en est donc descendu à terre ? Nous sortons dans l’espoir de les rencontrer. Il fait gai soleil ; des souffles légers éventent les feuillages déjà bruissants. L’avenue qui mène à la grille de l’Ecole a des profondeurs ombreuses de tunnel végétal. Comme nous y arrivons, un « col-bleu » en débouche, nous faisons route avec lui. Chemin faisant, nous bavardons, ou plutôt je l’incite au bavardage. Ses paroles n’ont rien d’historique, certes : avec quelle avidité pourtant je les bois ! Ceux-là qui ont connu les longues expatriations pendant la guerre me comprendront… Et, au demeurant, si ! Ce matelot quelconque appartient à la grande histoire : n’est-il pas de l’équipe à qui restera désormais acquis l’enviable honneur d’avoir, la première, renoué, à cent quarante ans d’intervalle, l’ancienne fraternité d’armes de la marine française et de la marine des États-Unis ? Il nous narre comme quoi la Jeanne d’Arc, partie de France en septembre 1916, sous les ordres de l’amiral Grasset, a erré des mois dans l’Atlantique à la recherche d’un « raider » allemand « qui n’a montré ni son avant, ni son arrière ; » comme quoi, après avoir ainsi « bourlingué par des temps de chien, » elle est entrée au mouillage à la Martinique « où on a moisi ; » comme quoi, elle a été ensuite expédiée aux Bermudes, pour y contempler des rochers « pas très différents, ma foi ! de ceux des Triagoz ; » comme quoi, elle y a été rejointe un beau jour par un cuirassé anglais, le Léviathan, ayant à son bord l’amiral Browning ; comme quoi, enfin, les deux croiseurs ont fait cap, de conserve, sur l’Amérique… A Hampton Roads, en aval de la Baie, on a débarqué les amiraux qui ont immédiatement pris le train pour Washington ; puis la Jeanne d’Arc a remonté le chenal, tandis que le Léviathan, lui, « se tirait des hélices, » et voilà !

… A deux heures précises, la pétrolette affectée au service spécial du « superintendant » a démarré du quai académique. Elle ne fend pas l’eau, elle la frôle, semble-t-il, comme une libellule. Nous longeons au vol des mufles d’énormes caïmans gris, qui sont des contre-torpilleurs au repos, glissons dans l’ombre de la Reina-Mercedès,, — une capture de la guerre espagnole, déchue au rang de ponton, — et piquons vers le large. Les rives, de chaque côté, vont s’écartant, bientôt réduites, dans la distance, à un liséré de verdure tendre que souligne un