je finis par discerner dans le lointain des eaux assombries le tremblotement d’une lueur minuscule, incertaine, à peine perceptible. Ce n’est qu’un point igné, moins que rien ; mais, pour moi, la vastitude des ténèbres commençantes en est comme incendiée. Le cœur me saute dans la poitrine : la France, toute la France est là !
Le temps de remercier mon guide, et je m’enfuis d’une course annoncer la nouvelle à ma femme. Celle-ci me guette du perron, dans le cadre éclairé de la porte. Elle a reconnu mon pas sur le gravier de l’allée, et, avant que j’aie proféré un mot, me lance d’un accent joyeux :
— La Jeanne d’Arc est ici !
Comment le sait-elle ? Par un billet du contre-amiral Eberlé qui m’écrit : « Votre marine, toujours galante, vient jusque chez nous au-devant de la nôtre : le croiseur cuirassé Jeanne d’Arc est en rade. Je fais visite demain après-midi à son commandant, avec mon état-major. Persuadé que vous aurez plaisir à vous retremper parmi des compatriotes, je vous propose de nous accompagner et vous donne rendez-vous sur la cale de l’Académie à deux heures précises, si vous n’avez pas d’autre, engagement. » Ah ! que je vous sais donc gré, amiral, de me ménager pareille joie ! J’aurais tous les engagements du monde qu’ils ne compteraient pas pour un fétu, en comparaison.
Jeudi, 12 avril.
J’ai rêvé dans la nuit que j’étais au Port-Blanc avec le pêcheur marylandais à tête d’Oncle Sam, que nous gravissions ensemble, à la brune, un des crec’hs, un des épaulements pierreux de cette côte de Manche, et que, de la cime, nous assistions au plus fantastique des spectacles : toute une flotte de vaisseaux mastodontes, battant pavillon américain, défilait sous un arc-de-triomphe en clair de lune, traînée, eut-on dit, par une jeune fille qui marchait sur la mer en déployant un pennon aux couleurs de France.
— Ce sont, commentait le pêcheur, les cent quatre-vingt-onze bateaux allemands saisis en Amérique : ils vont débarquer à Brest des milliers et des milliers de nos « boys » en kaki, et Jeanne d’Arc pilote en personne le convoi…
Ce matin, dans la rue d’ordinaire si calme, des gens s’interpellent sous nos fenêtres :