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d’une surdité complète, n’essayait même pas de suivre les débats ; le général Rudiger se renfermait dans un mutisme complet ; seuls Mme Stolypine et Kokovlzoff s’efforçaient d’imprimer à la discussion un caractère digne et sérieux, exposant avec clarté et compétence les affaires de leurs départements, mais n’obtenant que peu d’attention de la part de leurs collègues. Quant à moi, je sentais que mes efforts pour créer un pont entre le Gouvernement et la Douma étaient voués à l’insuccès et me faisaient aux yeux de M. Goremykine et de ses amis la réputation d’être un libéral dangereux dont il fallait se défaire à tout prix et dans le plus bref délai possible.

L’étrange ligne politique adoptée par M. Goremykine : — ni collaborer avec la Douma, ni la combattre, mais, pour ainsi dire, la « boycotter, » — ne tarda pus à produire ses fruits. La moindre tentative de la part du Gouvernement pour collaborer loyalement avec la Douma aurait été accueillie avec sympathie et reconnaissance par les nombreux cercles libéraux modérés du pays ; une politique contraire, allant jusqu’à la dissolution immédiate de la Douma, aurait du moins contenté les réactionnaires, et même peut-être les classes bourgeoises fatiguées de l’agitation révolutionnaire et toujours impressionnées par un déploiement d’énergie. Mais la « non résistance au mal » si chère à Tolstoï, pratiquée par M. Goremykine, fut accueillie comme une preuve de faiblesse et n’eut d’autre résultat que de discréditer irrémédiablement le Gouvernement aux yeux de la grande majorité du pays.

Vers la fin du mois de juin, un incident fit éclater le discrédit où était tombé le cabinet Goremykine dans tous les milieux russes. Le Gouvernement ayant besoin d’argent pour secourir la population éprouvée par la mauvaise récolte de l’année, s’était décidé pour la première fois à présenter à la Douma un projet de loi portant ouverture d’un crédit de 50 millions de roubles : la Douma réduisit ce crédit à 15 millions de roubles accordés pour un mois. M. Goremykine comptait, pour rétablir le chiffre primitif, sur le conseil de l’Empire ; mais celui-ci maintint la réduction, s’associant ainsi au vote de méfiance infligé au Gouvernement par la Douma. Ce vote fut pour M. Goremykine un échec des plus sensibles, qui enleva définitivement tout prestige à son Cabinet, même aux yeux du parti conservateur.