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paix de l’Europe. L’Empereur répondit qu’il était heureux des sentiments qui lui étaient exprimés :

« Je vois, déclara-t-il, dans la continuation des excellents rapports qui existent entre nous la meilleure garantie du maintien de la paix. Ils sont d’autant plus naturels que de réelles sympathies unissent les deux peuples. » Il ajouta que la Russie et la France étaient les seules Puissances qui fussent sincèrement attachées à la paix : « En dehors d’elles, il n’y a plus d’Europe. Mais le principe qui guide leur politique est le hon, puisqu’il repose sur le respect des traités. » L’accent de l’Empereur témoignait d’un désir de poursuivre l’entretien, et Laboulaye en profita pour toucher en passant à la seule question qui, à cette époque, divisât le gouvernement de la République et le gouvernement impérial : celle de la neutralisation du canal de Suez. La manière dont elle s’était réglée peu de temps avant dans une conférence internationale ne plaisait pas au souverain. Il estimait que la Russie avait été sacrifiée et il n’admettait pas que ce règlement fût définitif : « Nous avons le plus grand intérêt à ce que le canal reste ouvert à nos navires, il est actuellement le seul moyen de communication avec nos possessions d’Asie et vous n’avez pas assez tenu compte des observations que nous avions formulées à la conférence. »

Laboulaye s’efforça de justifier la décision prise et observa que, d’ailleurs, la porte restait ouverte à des arrangements ultérieurs. Le désaccord qui s’était élevé entre Saint-Pétersbourg et Paris ne présentait pas de gravité et offrait l’avantage de permettre un rapprochement très souhaitable entre la Russie et l’Angleterre, lequel ne pourrait que favoriser le rétablissement de l’équilibre européen.

La perspective de ce rapprochement ne parut pas plaire à l’Empereur, mais sa confiance dans ce qu’il appelait la bonne cause ne semblait pas ébranlée ; il était résolu à ne céder ni aux séductions ni aux menaces. Il ne croyait pas, avoua-t-il, que l’Allemagne prit l’initiative d’une guerre aussi longtemps que vivrait Guillaume Ier ; mais il était obligé de se mettre sur la défensive parce qu’il était moins certain que l’Autriche ne serait pas lancée contre lui. — « Nous sommes dans la même situation, répliqua Laboulaye, et si le prince de Bismarck n’est pas libre de nous attaquer directement, il peut très bien se servir d’une autre Puissance. » Alexandre garda le silence