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Dans cette uniformité nouvelle, la politique n’a joué aucun rôle. Aucune loi moderne ne l’a imposée à notre démocratie ; pas plus qu’à l’aristocratie de jadis les lois somptuaires n’avaient garanti la démarcation des rangs ; puisque, au contraire, réserver aux grands seigneurs l’usage des tissus d’or et d’argent et les interdire aux classes moyennes, c’était en développer le goût chez qui avait de quoi les payer. Ce luxe disparut vers la fin du règne de Louis XV, lorsque nulle autorité ne songeait à le proscrire. La mode s’en chargea ; le sexe faible garda sa parure, tandis que les mœurs amenaient peu à peu la toilette masculine à un degré de laideur que sans doute elle n’avait pas encore atteint depuis les temps préhistoriques.

S’il est d’ailleurs nombre de domaines où le progrès tourne le dos à l’esthétique, où il n’opère pas en beauté, mais seulement en confort, il en est peu où il ait, pour la satisfaction à la fois morale et matérielle de la masse, créé depuis un siècle une pareille abondance et, par suite, un pareil bon marché, que dans le domaine de l’habillement. Nous avions, en 1913, huit fois plus de matières, et leur mise en œuvre coûtait cinq fois moins qu’en 1800. Chaque année nous tombaient du ciel, apportés de tous les coins du monde, quelque 900 millions de kilos de produits textiles, dont 270 millions de laine, 340 millions de colon, 100 millions de lin, 190 millions de chanvre et de jute.

La laine venait d’Australie, d’Argentine et du Cap ; le coton, des États-Unis, d’Egypte et des Indes anglaises qui expédiaient aussi le jute ; le lin et le chanvre venaient de Russie et des îles du Pacifique. Ces importations étaient de date assez récente : nulles sous l’ancien régime, insignifiantes encore au début de Louis-Philippe, — en 1831, nous ne recevions pas du dehors 4 000 tonnes de laine, — elles s’étaient développées assez lentement jusqu’au milieu du second Empire et avaient pris dans les cinquante dernières années, de 18G3 à 1913, un incroyable essor.

L’invasion de ces textiles étrangers réduisit, il est vrai, la production de leurs similaires indigènes. Le coton, nouveau venu en Europe, ne devait remplacer ni la laine, ni le lin ; puisqu’il allait, au contraire, s’unir à eux dans les tissus et que, malgré sa concurrence, la France de 1913 employait trois