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s’enorgueillit l’Amérique. Dix mille personnes tiendraient à l’aise dans cet immense préau. Parqueté de chêne lisse, il fournit aux élèves un confortable champ de manœuvres, les jours d’intempérie, et aussi et surtout une incomparable salle de bal pour leur grand « hop » de fin d’année, auquel des légions de jeunes filles, dispersées dans les quarante-huit États, rêvent six mois d’avance et dont elles cultivent amoureusement le souvenir pendant les six autres mois. C’est la femme d’un commodore, ma voisine de chaise, qui, en attendant l’ouverture de la séance, m’instruit de ces détails. Elle me décrit le « hop » de juin dernier, un des plus brillants qu’elle ait vus :

— les « middies » s’étaient surpassés. Jamais le hall n’avait été décoré avec autant de luxe ni de goût. Imaginez une débauche de lumière, de drapeaux, de verdures, de fleurs et, là-dedans, le tourbillonnement des couples, les jeunes filles en toilettes chatoyantes, les jeunes hommes dans leur clair uniforme d’été… C’était féerique !

A cet instant, par l’énorme baie du porche, les aspirants-officiers font leur entrée, sanglés dans leur pourpoint bleu sombre et gantés de blanc : escouade après escouade, ils se rangent en deux haies immobiles de chaque côté de la nef. Et la dame de reprendre, sur un ton de mélancolie4, cette fois, et d’apitoiement :

— Pauvres « boys ! » Où seront-ils demain ? J’ai peur qu’ils n’aient plus l’esprit aux « hops » d’ici longtemps, qu’en pensez-vous ?

Ce que j’en pense ?… Je pense aux marins de mon pays, à ceux de France, à ceux de Bretagne qui, sur terre aussi bien que sur mer, se font tuer ou couler depuis deux ans ; je pense aux plus obscurs comme aux plus glorieux ; je pense à vous, mon cher grand Vesco, descendu dans les abîmes méditerranéens avec la Provence ; je pense à toi, mon pauvre petit Pierric Callec, englouti, nul ne sait où, avec le Suffren… Et je réplique un peu nerveusement :

— Si leurs navires joignent les nôtres, il est probable qu’ils danseront, en effet, d’autres danses.

Une fanfare joue, tout le monde se lève. Ce sont les autorités. Elles gravissent une estrade drapée aux couleurs nationales. A leur tête, encadré par le « superintendant » de l’École et par l’amiral Benson, chef des forces navales américaines,