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sentirait pas, j’en suis sûr, trop dépaysée, tant elle a gardé sa physionomie primitive, son air discret et charmant de petite ville anglaise, bref, son aspect européen. Vous y appréciez cette chose si rare en Amérique et qui nous est si nécessaire, à nous, gens d’Europe : un passé. Ses gracieuses maisons de briques, d’un rose fané, n’ont pas seulement une architecture : elles ont une histoire, une abondante histoire qu’elles vous content sans hâte, au long des rues proprettes, du milieu de leurs pelouses soigneusement entretenues, qu’ombragent des ormes, des chênes et des érables plus que centenaires. Dans ces récits domestiques, l’odyssée maritime s’entrelace à l’épopée terrienne.

Car Annapolis est amphibie. Très enfoncée à l’intérieur, on jurerait, quand on l’aborde de Washington, une ville agreste : une campagne onduleuse et boisée l’enveloppe, la cerne ; en été, elle y disparait quasiment, noyée dans l’épaisseur des feuillages. Et, néanmoins, elle est en communication avec l’Océan par un de ces bras, un de ces multiples tentacules que la Baie Chesapeake, — assez analogue, dans de plus vastes proportions, à notre Golfe du Morbihan, — insinue au cœur de l’arrière-pays marylandais. De la sorte, si éloignée qu’Annapolis soit du large, le large vient cependant jusqu’à elle. Oh ! sous sa forme la plus modérée, la plus assagie, certes. Le flot montant n’a pas plus tôt atteint l’estuaire de la Severn, sur lequel est bâtie la ville, qu’il s’y endort, comme lassé de sa course, en un lac tranquille que des barrages naturels protègent de toutes parts et que les tempêtes atlantiques ne bouleversent jamais. Les vagues, lorsqu’il y en a, se contentent d’expirer mollement, avec un frisselis atténué, sur des ourlets de sable mélangé d’humus. C’est dire que, malgré son estacade où sont amarrés une dizaine de barques de pêche et autant de canots de plaisance, Annapolis ne correspond pas précisément à ce que l’on a coutume d’appeler un port de mer.

Non. Mais quel nid tout fait, en revanche, pour les marins en expectative comme pour les marins en retraite, pour les jeunes goélands qui n’ont pas encore essayé leurs ailes, comme pour les vieux pétrels qui ont replié les leurs ! Tels sont aussi bien les deux éléments essentiels de la population d’Annapolis : des amiraux et des commodores qui en ont fini avec la mer, des midschpmen qui s’apprêtent à la prendre. C’est, en effet, dans cette petite ville vieillotte, solitairement assise au bord