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Des Grieux creusa de ses mains la fosse de sa maîtresse, c’est ici qu’il ensevelit « pour toujours, dans le sein de la terre, ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. »

Nous nous découvrîmes religieusement…

Comme je devise avec le savant bibliothécaire de l’impérissable souvenir que j’ai conservé de cette promenade, il réfléchit un instant, puis :

— Il en est une, — moins longue, — qui serait de circonstance aujourd’hui plus que jamais. Si, pendant que les vivants s’amusent, nous rendions visite aux mânes des morts obscurs qui ont pétri ce coin d’Amérique du meilleur de l’âme française ? »

Nous partons à travers la ville, par des rues détournées. Sur une avenue solitaire, un vieux mur de brique, blanchi à la chaux : c’est le cimetière Saint-Louis. Un gardien moustachu, à mine de grognard du Premier Empire, pousse devant nous la grille. Nous nous engageons dans les petites allées sinueuses de l’étrange campo-santo. Pas de tombes, — le sol est trop spongieux, — mais des ovens, des « fours » superposés en étages, véritables compartiments funèbres où les cercueils sont nichés, à la lettre, comme dans un columbarium. Une profusion de vigne vierge, déjà feuillue, tapisse ces vétustés maçonneries dont beaucoup menacent ruine, et leur pourtour est décoré d’une double, d’une triple rangée de coquillages marins, peut-être symboliques. Presque tous ceux, presque toutes celles qui dorment dans ce suprême asile furent, en effet, des pèlerins et des pèlerines de la mer. Leurs épitaphes spécifient soigneusement, parfois avec une naïve grandiloquence, en quelles « paroisses » d’outre-Océan ils « virent le jour. » A déchiffrer ces inscriptions plus ou moins effacées, il semble que l’on compulse un dictionnaire topographique de la France. Il n’est pas une de nos provinces qui ne soit représentée dans cet enclos. Je vénère au passage ma Bretagne en la personne de « François Louis Marrec, né à Morlaix, département du Finistère, le 27 novembre 1797. » Les Dauphinois, les Gascons, les Casques dominent. Nombre de familles, avant de s’installer sur le continent, stationnèrent d’abord aux « Iles, » comme on s’exprimait alors, et particulièrement à Saint-Domingue. Celles-là, c’est le plus souvent en vers que leurs membres sont pleurés, et l’on respire je ne sais quelle fleur de chevalerie et de romance