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traits n’ont guère changé depuis. Pendant qu’ils allumaient les feux du campement et commençaient les apprêts du souper, Iberville, leur chef, couché parmi les roseaux de la berge, regardait les étoiles poindre au-dessus de sa tête et, soulignant le contraste de sa soirée solitaire en ces lieux perdus avec les folies carnavalesques auxquelles se livraient en cet instant ses amis parisiens, il goûtait, nous dit-il, une allègre fierté à songer que c’était « un métier bien gaillard » de découvrir des rivages inconnus avec des chaloupes qui ne calaient pas assez pour tenir la mer sous voiles et calaient trop pour atterrir à une côte basse. Le lendemain, il prenait solennellement possession de la contrée, où il n’avait été devancé que par La Salle, et, moins de vingt ans plus tard, dans l’automne de 1717, son jeune frère, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, y fondait la Nouvelle-Orléans.

Or, nous sommes en 1917, l’année du bi-centenaire de cette fondation. L’occasion est belle pour l’Amérique et pour la France de resserrer leurs liens d’âme en commémorant de concert une de leurs plus anciennes parentés historiques. Le comité constitué à Paris, à cet effet, m’a prié d’être son émissaire à la Nouvelle-Orléans. Par une coïncidence où je ne suis pour rien, nous y arrivons à la même date et presque à la même heure où Iberville abordait, jadis, sur le site de son futur emplacement : c’est dire que nous trouvons une population en Hesse. La filleule du Régent, jusque sous le régime américain, est demeurée fidèle à ses folâtres origines. Les puritains du Nord lui reprochent son ardeur au plaisir, mais sont les premiers à venir s’enivrer de ses charmes. Le carnaval de la Nouvelle-Orléans est encore plus fameux ici que, chez nous, celui de Nice. C’est par centaines de mille que les visiteurs y affluent de toutes les régions des États-Unis. Lorsque nous débouchons dans la rue du Canal, le spectacle est d’une splendeur d’apothéose. De part et d’autre de la spacieuse artère, des cascades de lumières électriques multicolores s’épandent en nappes ininterrompues du haut des toits ; des chars étincelants, où trônent en des costumes d’une somptuosité de conte de fées des personnages empruntés à toutes les mythologies, voguent au milieu des acclamations dans les remous d’une mer humaine. Et sur la ville délirante palpite la merveilleuse nuit de velours saphir… Que nous sommes donc loin de la guerre !