Le soir tombe. Pendant la descente en eau calme, au fil de la Gironde, nous regardons la France s’effacer, fondre derrière nous aux deux berges du fleuve, dans le crépuscule hivernal, sous la pluie. Les feux jumeaux de la Coubre et de Cordouan nous suivent un instant sur les vagues. Puis c’est la plongée dans la grande ténèbre sans phares et sans étoiles. Nous voguons, toutes lumières éteintes ou masquées. Nous sommes de la nuit qui flotte dans de la nuit.
Horrifiées par le noir de leurs cabines, des femmes sont remontées sur le pont et s’y sont couchées à l’air libre, le corps roulé en momie dans leurs couvertures, la nuque appuyée à leur ceinture de sauvetage. Elles gisent là, formes rigides et muettes, presque sépulcrales dans cette atmosphère funèbre de vaisseau fantôme. Mais sous leurs paupières fermées tout leur être veille. Elles savent qu’autour de nous, dans les invisibles replis des masses mouvantes et bruissantes du dehors, les requins d’acier rôdent.
A la marée qui a précédé la nôtre, un cargo bordelais, l’Amiral-Troude, a été coulé dans les parages que nous traversons. Avant de sombrer, il a lancé par télégraphie sans fil un message qui nous a touchés. Rien ne nous eût été plus facile que de nous porter à son secours : nous sommes demeurés cois, comme si nous n’avions pas entendu son appel. La consigne, dorénavant, n’est plus d’assister le voisin en détresse : elle est d’éviter son sort. A l’antique solidarité maritime, les Allemands nous ont contraints de substituer la pratique du chacun pour soi ; ils ont déshonoré la mer en y introduisant la loi de la jungle ; c’est peut-être ce que les gens du métier leur pardonnent le moins. Un Breton de l’équipage, un « pays » à moi, me déclarait ce tantôt, avec son rude accent de Pleumeur-Bodou, sans même s’apercevoir du méchant jeu de mots par lequel s’exprimait son indignation :
— Que voulez-vous, monsieur ? Ça n’est pas des marins, ces lascars-là : ça n’est que des sous-marins.
Nous sommes censés avoir franchi la zone dangereuse. Le bateau cesse de décrire les zigzags auxquels il s’est astreint, par mesure de prudence, trois jours durant, et pique droit devant lui, dans la direction accoutumée, tout ragaillardi, semble-t-il, d’avoir réintégré sa route. Les esprits aussi se sont rassérénés. Passagers et passagères ne s’hypnotisent plus à