Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au plus civilisé, la vie mal faite. Mon brave Irlandais Red, infatigable, était alors plus qu’une bête docile : un camarade, un ami. Tantôt nous suivions le large miroir de la Seine, au bas-Samois ; tantôt nous escaladions le dédale des rochers Cassepot. Les écriteaux d’allées et de carrefours évoquaient des noms d’oiseaux, de bêtes à plumes ou à poil, des termes de vénerie, des souvenirs mythologiques : route de la Girolle, route des Nymphes, carrefour de l’Arquebuse. Le sabot de mon cheval faisait fuir dans l’herbe une vipère, et j’apercevais, de loin en loin, des biches. Quand je m’étais bien perdu au cœur de la Forêt, sa magie m’enveloppait ; je ne souhaitais plus sortir de son cercle ensorcelant. Fidèle à mon moi d’enfant et d’adolescent, je retrouvais l’ivresse panthéiste où avait flotté ma chimère, dans le jardin féerique de Mustapha, et plus tard sur la berge du petit théâtre de Valvins.

Mon imagination tisse toujours de grands rêves ; mais à vivre j’ai appris qu’ils sont irréalisables ; ils alimentent mon labeur assidu et mon existence neutre. Comme autrefois, je fuis le monde. Lire, méditer est toujours ma prédilection. On ne me voit pas dans les salons, et ce m’est un tel malaise de pénétrer dans une antichambre de journal que j’ai toujours envoyé mes articles par la poste. Nul n’a moins cherché les rapports utiles. Tout visage étranger m’inquiète : sentira-t-on, pensera-t-on comme moi ? Je me le demande chaque fois, comme Henri Beyle. Peu d’écrivains, par la logique de leur caractère ; et le jeu des circonstances, se sont trouvés réaliser autant que moi le vœu que formait Michelet à vingt ans : « Une certaine notoriété du nom avec une complète obscurité de la personne. » Orgueil ? Modestie ? Les deux.


PAUL MARGUERITTE.