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ma liberté. Vivre, lire, penser à ma guise, quelle délivrance !

D’un café mauve voisin, le caouëdji, d’une langueur pâle et un œillet à l’oreille, m’apportait de minuscules tasses en forme d’œuf remplies d’un café clair à la surface et boueux dans le fond. Tout l’arôme algérien tenait dans cette eau noire et filtrait des vêtements du Maure fumant son éternelle cigarette. Rien qu’en fermant les yeux, j’imagine respirer encore l’odeur des grandes claies où, à même la rue, le tabac doré sèche, et la senteur du café torréfié, au seuil des échoppes de Mzabites, avec une fragrance d’épices, d’orange, de musc : et encore les parfums musqués des faux poivriers et le relent acre de la poussière blanche des routes.

Ce sont aussi des galopades à cheval avec mon confrère Jules Hoche, l’auteur du Vice sentimental, au long des sables de la mer ou vers les rochers de la Pointe-Pescade. Dans l’écurie du mercanti qui nous louait ces chevaux, aux barreaux d’une cage pour oiseau, un ouistiti grimaçait ; sa tête n’était guère plus grosse qu’une petite mandarine, son corps eût tenu dans ma poche. Rien de troublant comme cette bestiole, qui tenait de l’hommunculus de Faust : je n’ai jamais oublié ce regard méfiant, ce rictus aigre d’enfant épileptique, ces gestes où se démenait, en un raccourci d’instincts passionnés, la parodie de l’animalité humaine.

Je me rappelle, avec le curieux de la vie qu’était Jules Hoche, des explorations dans la Kasbah et son dédale de ruelles en coupe-gorge, à la recherche de quelque Fatma voilée ; la Kasbah, avec ses Ouled-Nail drapées d’oripeaux vifs, semblables, sous leurs pièces d’or en collier et en bandeau, à des idoles barbares ; la Kasbah avec ses Mauresques dont l’ombre, au seuil d’un caveau éclairé à ras par une bougie, se découpe fantastique sur le mur.

Je revois encore des Aïssaouas convulsionnaires multipliant leurs prosternements agenouillés, leurs balancements de bête, jusqu’à ce que, l’extase obtenue, ils puissent sans souffrir mâcher du verre, avaler des scorpions et se percer les bras avec des tiges de fer.

Je fis à Alger la connaissance de Jules Tellier, dont les proses cadencées, les vers âpres et doux devaient prendre une si funèbre beauté, dans le livre posthume, que la pieté de ses amis publia. Le poète Raymond de la Tailhède l’accompagnait.