Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

u lendemain du manifeste des Cinq, je dînai chez Paul Bonnetain, que j’avais rencontré déjà, mais à qui je n’avais, je crois, jamais parlé. Et comme tout s’oublie, il ne fut bientôt plus question de notre méfait, quand les journaux de province, puis ceux de l’étranger eurent apporté les derniers échos de ce grand tapage. Emile Zola ne s’en porta pas plus mal, et l’eau coula sous les ponts.


Cependant je subissais une grande dépression. La lassitude de mon métier au Ministère atteignait son paroxysme. Ayant obtenu, par la bienveillance d’Henry Roujon, un congé d’un an pour soigner ma santé très menacée, j’allai passer l’hiver à Alger. Il me semblait que sur cette terre chaleureuse, fuyant les neiges, le gel, la boue noire et ma propre tristesse, je reprendrais force et courage comme Antée.

Cet hiver d’Alger… quel enivrement, après les sept années de geôle administrative, geôle douce, mais geôle tout de même ! Quelle volupté de sentir couler en moi la flamme du soleil comme un vin généreux, quel plaisir à retrouver mes plus belles sensations d’enfance !

Sans doute allai-je, en pieux pèlerinage, revoir la maison blanche et le jardin paradisiaque de mes rêves de petit garçon ? Sans doute revis-je avec attendrissement l’arbre aux nèfles, le pavillon du grand-père, la noria craquelante ? Eh bien ! non, une gêne m’en empêcha : la crainte d’y éprouver, sinon une désillusion, du moins un regret trop vif. C’était le passé : quelque chose de radieux et d’évanoui. Je visitai du moins, sur la colline rouge, le cimetière où notre père reposait, sous un humble monument : et je compris mieux, devant les cyprès grandis et la pierre usée, quel espace d’années, quelles transformations de la vie me séparaient du jour où, garçonnet en deuil, j’avais suivi son cercueil.

J’occupais deux minuscules chambres meublées dans une maison mi-bourgeoise, mi-ouvrière, à l’Agha. Des balcons de bois couraient le long de la cour intérieure, les linges pauvres y séchaient, des chattes en folie s’y livraient des combats de clowns ; et les jours de pluie une terrible odeur de vidange s’élevait des tuyaux engorgés. N’importe, là et dans un petit cabaret d’étudiants où je prenais mes repas, je savourais toute