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voilà le point de départ de ma plus fidèle amitié : trente-deux ans déjà ! Car Elémir Bourges prend la peine de venir me remercier, et son remerciement, où il s’ingénie à me faire plaisir, est royal : il procure à Tous Quatre un éditeur, le sien, Albert Savine, sous le prête-nom de Giraud. J’ai la rare, l’immense chance de me voir publié, et même payé : deux cent cinquante francs. Comme cet argent prit pour moi une autre couleur, une autre beauté que celui de mes appointements mensuels ! Car je l’avais vraiment gagné, avec un labeur noble ; je pouvais en être fier et je l’étais !

Ma gratitude envers Elémir Bourges se doublait de mon admiration pour lui. Le Crépuscule des Dieux, cette tragique histoire d’amour, de gloire et de sang, contée dans un style admirable de force et d’éclat, m’avait émerveillé. La personne de Bourges, son élégance morale, son érudition raffinée, le charme et la sûreté de son commerce furent pour moi le plus grand des bienfaits. J’avais soif de vénération, et rien ne devait ni ne pouvait décevoir le culte tendre que je vouais dès lors à cette âme héroïque. Je me rappelle les conseils qu’il me donna, après avoir lu ce gros manuscrit dont le réalisme cru devait l’offusquer : et si je n’ai su les suivre tous, du moins leur influence m’a-t-elle été salutaire.

Quelques écrivains trouvaient alors, au Ministère de l’Instruction publique, un havre de grâce, et tous assurément furent meilleurs fonctionnaires que moi : Jules Case, qui publiait de sincères et pénétrants romans de vie moderne, Antony Blondel, l’auteur de Camus d’Arras et du Bonheur d’aimer ; Maupassant, Paul Ginisty avaient touché barre aux bureaux de la rue de Grenelle ; le pur poète Léon Dierx y gagnait dignement sa vie.

Un bonheur m’arriva. Mes cartons, mes paperasses et moi déménageâmes au rez-de-chaussée, dans un recoin qui me donnait l’illusion du chez moi et me soustrayait à mes collègues maniaques. Camille de Sainte-Croix voisinait table à table. Que de causeries ! Des visites lui venaient : Alfred Vallette qui allait publier le Mercure de France, Félix Fénéon, son regard fin et sa barbiche yankee. Camille de Sainte-Croix avait écrit deux savoureux récits romanesques : La Mauvaise Aventure et plus tard Contempler. Il rêvait aussi de lancer un journal, il y parvint : ce ne devait pas être le dernier. Ce journal s’appela