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figé dans la demi-torpeur des pièces trop chauffées l’hiver et pas assez aérées l’été, constituait, il y a trente-cinq ans, une humanité à part. Le côte à côte crée une familiarité sans attaches, bornée, comme au lycée, par les minuties de la faction. Différents et apparies, les employés ne mettent guère en commun que les médiocrités du terre à terre : petits espoirs, petites rancunes, petits cancans… Carions verts, actes serviles ; le dos qui se courbe, la plume qui grignotte : l’heure de la sortie finira-t-elle jamais par piquer de son aiguille le cadran des montres, toutes d’accord pour avancer l’heure sur la cheminée ?

Me voici dans un local meublé de quatre tables noires très scolaires ; on m’assigne la plus éloignée de la fenêtre, la place du nouveau. Cela sent le tabac et la poussière. J’hérite du matériel d’un malade en congé, de son pupitre tailladé, de son grattoir sans fil et de sa gomme salie… Le sous-chef m’a présenté et installé : je copie…

Est-ce que je m’étais imaginé qu’on me donnerait des rapports d’Etat à rédiger, avec de l’émotion et du style ? Il faut en rabattre. Je remplis le blanc d’imprimés, des mandats de paiement : le nom, la somme, la date. Le garçon de bureau en ferait bien autant, et sans doute avec plus de soin, puisque, distrait, je me trompe et que la feuille me revient déchirée : à refaire ! Mais quoi ! Alexandre Dumas père, employé chez le Duc d’Orléans, n’a-t-il pas commencé par découper aux ciseaux des enveloppes, sur lesquelles il apposait des cachets dans la cire bouillante ? Ça ne l’a pas empêché de faire son chemin. Ne devrais-je pas bénir les dieux de me laisser tant de liberté d’esprit pour travailler, ensuite, à ce qui me plaît ?

Sécurité, besognes menues, retraite pour la vieillesse, que me faut-il de plus ? J’aurais tort de me plaindre. N’ai-je pas choisi mon lot ? Qu’est-ce qui me forçait à me contenter de cet idéal médiocre ? Le plat de lentilles d’Ésaü. Je n’avais, trimant dur, qu’à choisir une profession plus méritoire… Copiste ! si Mme de Mortsauf ou Mme de Rénal me voyait !…

Enfin l’aiguille fatidique atteint cinq heures. Et déjà dans les escaliers désignés de lettres majuscules, A, B, C, des portes battent, des ombres furtives dégringolent. Dehors, la triste rue de Grenelle et son courant d’air aigre ; la rue de Bellechasse où plusieurs points de repère me sont déjà familiers.