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M. Bataille. Je lui reproche, pour le moins autant, d’être factice et d’être faux. Nous tous, pour avoir regardé autour de nous et réfléchi, nous nous sommes fait une certaine conception de la vie et de l’humanité. Pour peu qu’un auteur se place au rebours de tout ce que nous a appris notre expérience, confirmée par celle des autres, nous avons l’impression qu’il nous lance en plein arbitraire et nous refusons de le suivre. C’est un monde qui n’est pas celui que nous connaissons ; il est tel qu’il lui a plu de le fabriquer ; les choses qui s’y passent obéissent à son caprice, non à la logique : ce sont, comme on dit, choses de l’autre monde. Nous qui, pour le moindre grain de vérité, donnerions toutes les complications sentimentales et tous les coups de théâtre, nous sommes à la torture.

Exemple. Vous apprenez qu’un monsieur, compromis dans des affaires louches et prêt à passer la frontière avec une femme, vient d’être sauvé de la culbute par une autre femme qui lui a trouvé dans les quarante-huit heures les trois cent mille francs nécessaires. Vous n’hésitez pas et vous dites : « Cette femme était sa maîtresse ; elle a voulu l’enlever à une autre, le rattraper ; elle y a mis le prix ; cela n’est pas très beau, mais n’est pas non plus très extraordinaire ; une femme qui aime n’y regarde pas de si près, et la passion s’embarrasse rarement des convenances. Le monsieur est du type de ceux qui reçoivent de l’argent des femmes : ils recueillent en général peu d’estime ; mais incontestablement le type existe. Une pièce bâtie sur cette donnée à des chances d’être une pièce raide et nous promet des peintures osées : elle peut être une pièce vraie… » Or, ce n’est pas cela du tout. La généreuse donatrice des trois cent mille francs n’est pas la maîtresse de celui qui accepte ce don parfaitement désintéressé. C’est une très honnête femme, fermement attachée à ses devoirs. D’elle à lui, il n’y a que pur amour et innocente spiritualité. Et leur histoire à tous deux est un douloureux poème d’amour, noble et touchant. Ainsi en a décidé l’auteur.

L’auteur en a décidé ainsi, mais il ne nous a pas convaincus. Faute de pouvoir renoncer à tout ce que nous savons du train du monde, ce défi jeté au bon sens nous met mal à l’aise, nous énerve et nous irrite. Nous nous refusons à l’aire ce saut dans l’absurde.

Le premier acte des Sœurs d’Amour s’encadre dans la propriété de campagne des Ulric. Vagues propos, allées et venues de comparses. Mme Frédérique Ulric, qui peut avoir une quarantaine d’années, aime Julien Bocquet, architecte, de dix ans moins âgé qu’elle. Elle l’aime, on ne sait trop pourquoi, car il n’est guère séduisant ; mais le cœur