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X. — LA MORT DU SOLDAT RUSSE ?

L’armée russe n’est plus qu’un souvenir : le bolchevisme l’a tuée. Qu’on accuse le gouvernement, les leaders des divers partis qui entraînaient derrière eux les masses ; qu’on accuse le manque de culture du peuple russe, mais qu’on ne rende pas responsable de tout et indistinctement le soldat ! Des hommes qui savent mourir et souffrir comme l’a fait au début de cette guerre le soldat russe, ne peuvent être des lâches… Ce sont de grands enfants primitifs et incultes dont on a voulu faire des civilisés malgré eux. On les imaginait capables de discipline morale, librement consentie. Ces hommes qui, jusque-là, étaient habitués à obéir sans discuter, furent tout à coup assaillis par une propagande effrénée. Les uns les excitaient contre leurs officiers, les autres leur brûlaient de l’encens en flattant leurs plus mauvais instincts. On a farci leurs cerveaux de doctrines politiques innombrables et diverses : chaque parti tâchait de les rallier à sa cause. Comment s’y seraient-ils reconnus ?

Bientôt ramenés à l’état de hordes sans cohésion, discutant sans les comprendre le Contrat social et les Droits de l’Homme, incapables de se débrouiller par eux-mêmes dans ce chaos, sans discipline, sans foi dans leurs chefs, que pouvaient-ils faire ? Quelle sauvegarde avaient-ils contre leurs instincts ? Aucune. Pauvre soldat ! Ne l’avait-on pas méconnu d’abord ? Les âmes ont-elles vibré d’orgueil, les cœurs battu plus fort devant son héroïsme silencieux, quand il se faisait tuer sans une ombre de regret pour sa jeunesse que la mort fauchait dans sa fleur ? Blessé, il souffrait le martyre sans jamais demander pourquoi, sans qu’une plainte ou un reproche lui échappât. Alors, on a passé devant lui sans le regarder, sans essayer de le comprendre. Maintenant on le regrette, on se repent : il est trop tard ! Le jour viendra où on retrouvera le soldat russe. Il n’est pas mort, il n’est qu’endormi dans le sanctuaire des cœurs fidèles. Il sortira de son long sommeil, et avec lui s’éveillera la Russie : car l’âme d’un grand peuple est impérissable et elle renaîtra de ses cendres.


Vera Narischkine-Witte.