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l’existence de Kropotkine eut des allures d’apothéose. Petrograd réservait une réception enthousiaste à ce vieillard, retour d’exil. Du matin au soir, sa maison ne désemplissait pas. Des hommes politiques de tous les partis, des savants, des étrangers sollicitaient de lui un entretien, lui demandaient conseil, recueillaient pieusement ses paroles. Il représentait l’idéalisme incarné.

Qu’il doit souffrir maintenant, en assistant à l’écroulement de son rêve ! Témoin vivant de l’application par un peuple inculte des doctrines auxquelles il a sacrifié sa vie, le grand humanitaire doit avoir le cœur brisé. Une personne de son intimité m’a dit qu’il pleurait comme un malheureux dans le petit appartement où il s’était réfugié à Moscou.

Je n’ai plus revu Piotr Alexeevitch Kropotkine après cette journée aux iles où chantaient les oiseaux, où les feuilles des bouleaux à l’écorce argentée bruissaient sous la caresse éthérée de la brise. Mais je n’oublierai pas ses yeux lumineux qui reflétaient son âme, grande à embrasser le monde, douce et simple -comme l’âme d’un enfant…


VIII. — L’HÔTEL DE LA KCHESLNSKAYA

C’est en janvier 1918 que j’ai franchi pour la première fois le seuil de la Kchesinskaya. J’étais venue remercier la célèbre danseuse, pour avoir paru dans une représentation an bénéfice <les invalides.

Un maître d’hôtel français m’ouvrit la porte et m’introduisit au salon. Dans une chambre tendue de soie claire, aux meubles anglais, se tenait la maîtresse de céans. Des fleurs rares aux couleurs chatoyantes embaumaient la pièce remplie de bibelots de prix. Sur un guéridon, des roses jaune tango dans une potiche chinoise courbaient leur tête trop lourde pour leur fragilité. Elles exhalaient un parfum suave et pénétrant. Précieuse et menue, l’artiste faisait penser à quelque danseuse d’Angko. Un ruban cerise encerclait ses cheveux noirs comme du jais. Des yeux pétillants d’esprit, dans un visage irrégulier, la faisaient paraître plus jolie qu’elle n’était en réalité. En causant avec elle on comprenait son succès de femme, aussi modeste et simple dans l’intimité que l’artiste était brillante et pleine de fougue sur la scène. Le boudoir ensoleillé donnait sur un jardin d’hiver ; des colombes voltigeaient autour des plantes