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tout intérêt personnel, où communièrent ceux dont le rêve ailé domina la masse inerte et grise et l’enleva jusqu’à lui ! Là où le symbole est la Patrie, son honneur et sa gloire, il n’y a pas de droite ni de gauche, il n’y a que des Russes et la Russie.

Là-bas, sur le champ de bataille, pour lequel le premier détachement paît demain, les soldats présents à cette fête du patriotisme se souviendront de ces instants sublimes. Ici, ils furent les héros de la foule qui les acclama pour leur noble geste. Là-bas, ils vont être ceux de la Patrie à qui une seconde fois ils apportent leur vie en offrande.

Les forts vont racheter les fautes des faibles.


V. — LA REMISE DU DRAPEAU AU IIe DÉTACHEMENT

Le second détachement s’était couvert de gloire pendant l’émeute bolchevique. Il allait prochainement partir pour la ligne de feu après la remise de son drapeau. Le général Vasilkovsky devait le passer en revue. L’ambassadeur d’Amérique et les attachés militaires des Puissances alliées assistèrent à la cérémonie qui se déroula sur la place Isaac. On attendait aussi le ministre de la Guerre, Kerensky.

Je vis tout à coup déboucher une ancienne calèche de la cour avec de magnifiques chevaux pommelés qui avaient appartenu aux attelages de l’Impératrice. Dans ce somptueux équipage, un mouchoir blanc noué autour de la tête, une vieille femme était assise, ayant auprès d’elle un tout jeune officier. C’était la Brechko Brechkovskaïa, la grand’mère de la Révolution russe, accompagnée de son aide de camp. Jamais souveraine n’a eu allures plus hautaines.

Dès qu’elle parut, les soldats l’acclamèrent avec frénésie. Comme elle jouissait d’une immense popularité, l’argent pour diverses organisations affluait chez elle. Les invalides me chargèrent de lui en demander pour le soutien de leurs familles : ils espéraient en outre qu’elle entrerait dans leur comité. Je m’approchai d’elle sur le parvis de la Cathédrale et lui exprimai leur prière. Mais elle n’avait pas le temps de m’entendre.

— Venez chez moi, me dit-elle, vous m’exposerez l’affaire à loisir.

— Où habitez-vous ?

— Je reçois les mardis au Palais d’Hiver.