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s’il en est qui sont restés indifférents jusqu’ici, ils sont emportés par le mouvement et communient dans la ferveur générale.

A Maklakoff succède le major Thornhill. Dans un russe très pur, d’une voix claire et forte, il salue le détachement au nom de l’armée anglaise. De plus en plus, les figures des invalides » s’illuminent : ils ont un air d’enfants heureux et fiers.

Un soldat revenu d’Allemagne, qui ne possède pas le moindre talent oratoire, mais qui parle avec un accent de sincérité indiscutable, empoigne tout de suite son public. Son langage, d’une rude franchise, brutal même par moments, frappe l’imagination de la foule, plus voisin d’elle et plus compréhensible que celui des autres orateurs. « Courez au front remplir votre devoir ! » s’écrie-t-il. Les soldats de la garnison assis dans les galeries se mettent à applaudir. Bourru, il leur répond : « N’applaudissez pas, vous autres : Vous feriez mieux d’aller vous battre, plutôt que de rester ici à grignoter des graines de tournesol et à flâner par les rues ! »

Et puis c’est le tour d’un petit vieillard à lunettes, an regard bon et spirituel. Dans son expression naïve passe parfois une ombre de malice. C’est Kropotkine. Tout le monde le traite avec déférence : lui est la modestie même. Quand il apparaît sur l’estrade, on l’accueille avec frénésie. Il semble tout à fait étonné de cette explosion de sympathie à son égard. C’est son gendre qui lit le discours, à sa place : « L’homme qui a sa chaumière à l’écart a-t-il le droit de rester insensible au malheur qui s’abat sur celle de son prochain ? Non. » Sur ce thème sont brodés des développements pleins de noblesse. Kropotkine adjure chacun de secouer son apathie, de courir à la défense de la patrie, incendiée comme la chaumière du voisin. Il répète qu’il faut combattre avec les Alliés pour la grande cause commune. Il se hausse au-dessus des partis : il n’a qu’un amour au cœur, celui de pays : il souffre d’assister à sa ruine…

Après lui, se lève Roditcheff. Celui-là, c’est le mouvement fait homme. L’amphithéâtre frémit sous cette fanfare de vie intense. Sa voix tonnante, où s’étouffe par moments un sanglot, éclate en un torrent d’imprécations. On dirait les notes rudes et vibrantes d’une musique militaire qui accompagne les troupes partant pour la guerre. Elles stimulent les courages, elles donnent envie d’aller en avant, toujours en avant, vous faire