Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

satisfont plus les invalides. Moi seule je réussis encore à calmer cette mauvaise humeur. Combien de bonnes heures ai-je connues, assise dans le jardin à l’ombre d’un grand tilleul, occupée à chapitrer les mécontents. Je tâchais de leur tracer un engageant tableau de leur avenir, de leur vie ennoblie par le travail. Ils m’écoutaient avec docilité comme on écoute un conte, mais au fond ils se méfiaient. Mes promesses leur semblaient trop belles. Pourtant, elles n’étaient pas mensongères : avec un peu de bonne volonté, ils les eussent réalisées. Mais à peine avais-je le dos tourné, l’effervescence reprenait. Et quels étaient les instigateurs des troubles ? C’était ce petit volontaire dont j’ai dit un mot tout à l’heure ; c’était lui, le timide et l’effacé, lui si modeste au début, et un autre soldat pareillement recueilli chez nous par pitié. Ils couraient les meetings, toute la journée, et revenaient, la nuit, haranguer leurs compagnons. Ceux-ci n’approuvaient pas tous cette propagande révolutionnaire ; mais ils n’osaient protester, de peur de passer pour amis des bourgeois… Ainsi la discorde et la suspicion se glissèrent parmi les invalides. Des scandales éclataient. Les beaux jours étaient à jamais écoulés.

Nous décidâmes de recourir à une mesure qui, à vrai dire, s’imposait : le renvoi des deux coupables. Mais alors le petit volontaire s’informa dans les milieux révolutionnaires, si nous avions le droit de le chasser. On lui répondit que non. Désormais sûr de lui, ce gamin morbide n’eut plus aucune retenue : il s’en donna à cœur joie d’attiser la haine chez les mécontents et d’imposer silence aux modérés. Ces derniers n’osèrent pas se séparer de leurs camarades. Ce fut à nous de partir. Bientôt il ne nous resta qu’à quitter, le cœur gros et pour toujours, ce coin que nous chérissions. Ainsi un petit drôle avait réussi à imposer son influence néfaste à un groupe d’hommes dont chacun, par son âge, pouvait être son père.

Adieu, petite maisonnette où, pendant six mois, s’est encadrée notre vie de labeur et de dévouement, adieu ! Ceux qui t’ont créée, maintenant sont dispersés. Reverront-ils jamais ce foyer d’invalides, ses murs blancs et son jardin de lilas ? D’autres y prendront notre place ; mais personne ne l’aimera comme nous, qui y avons laissé une parcelle de notre âme.

Très peu de temps après notre démission, le petit volontaire,