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Sa figure morose ne se dérida point. Brisée de fatigue, je sortis de cette séance comme on sort d’un cauchemar.


Séance plénière au lycée. Autour d’une immense table siègent les vingt-sept représentants de la milice de la Petrogradskaïa Storona : douze bourgeois et quinze ouvriers. Ces derniers envoyés par toutes les usines des différentes parties de la ville forment un bloc séparé. Le courant bolchevik prédomine déjà dans les usines de notre quartier, pays d’élection de cette doctrine. Le leader de la délégation ouvrière est une femme, ancienne étudiante, la camarade Tarakanova, grande, figure pâle, traits frustes, yeux incolores à l’expression dure et mauvaise. Elle est vêtue d’une robe de velours noir, avec col de guipure : un chapeau Rembrandt à plumes, repose sur ses cheveux blond filasse coiffés en bandeau. Ce qui frappe chez les ouvriers, c’est leur mine hargneuse et ce regard en dessous, si différent du regard bonasse et enfantin qu’ont les soldats. Ils parlent, peu, griffonnent des notes à la Tarakanova qui interpelle le président à leur place. Elle lui transmet sans cesse les demandes d’explications de ses camarades, ouvriers. Alors, ce président, le bourgeois Sheiman, se multiplie ; lui et l’éloquence ne font qu’un. Il n’y a plus trace de l’apathie avec laquelle il préside nos séances locales. Il se frappe la poitrine pour flétrir les ennemis du peuple et exalter les ouvriers. « Les camarades ouvriers, voilà les véritables piliers de la démocratie » Mon cœur bat à l’unisson avec eux ! » En l’écoutant, on se demande quels intérêts il est chargé de défendre, ceux de son quartier ou ceux des ouvriers. C’est leur cause qu’il plaide, non la nôtre, ce sont eux qu’il soutient de son vote.

La Tarakanova parle très bien, de manière nette et martelée. On voit qu’elle a l’habitude de la tribune. Elle dit :

— Nous autres camarades ouvriers succombons sous le poids du labeur qui nous est échu, de par la veulerie des bourgeois. Non seulement nous travaillons à la sueur de notre front dans les usines, mais encore c’est nous qui devons monter la garde pour maintenir l’ordre dans la capitale.

Quelqu’un s’avise de la prendre au mot. Que les ouvriers cèdent aux bourgeois leurs fonctions de policiers : les bourgeois seront trop heureux de se charger de cette corvée et d’en débarrasser les ouvriers. Alors la Tarakanova bondit :