Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venir. De la façon la plus respectueuse, un de leurs délégués m’a exposé la nécessité de leur procurer un moyen de transport : les tramways ne fonctionnaient plus et ils ne pouvaient aller si loin à pied. Des événements pas un mot. Seulement, quand je partis, ils me dirent : « Si jamais, Sestriza, vous ou vos enfants, vous êtes en danger, venez vous réfugier parmi nous. Nous trouverons toujours moyen de vous protéger. »

Cette heure passée parmi ces braves gens m’avait complètement réconfortée. Ainsi la reconnaissance existe encore en ce monde et on la trouve chez les humbles 1 Par malheur, ce qui était vrai de l’ouvroir ne l’était pas du lazaret. Celui-ci était méconnaissable. Au lieu des visages avenants que nous étions accoutumés d’y voir, le contraste était frappant de l’expression farouche et sournoise avec laquelle les blessés vous regardaient. Les sœurs, quoique d’extraction modeste, étaient tenues en suspicion. Du jour au lendemain, les malades ne voulurent plus se soumettre à aucun règlement.


C’est le jeudi 23 mars qu’eurent lieu les funérailles des victimes de la Révolution. J’aurai peine à traduire la pénible impression que j’en ai rapportée. On remettait continuellement cette cérémonie pour diverses causes. On avait voulu d’abord enterrer tous ces morts sur la Place du Palais au pied de la colonne Alexandre, puis on se décida pour le Champ de Mars. Le Soviet des ouvriers et des soldats avait pris sur lui la direction générale et l’élaboration du cérémonial. Des médecins devaient être de service en permanence. A toutes les portes on avait reçu l’ordre de placer des baquets d’eau potable. Les tramways étaient arrêtés, la circulation interdite sur le parcours du cortège. Il régnait partout une grande surexcitation : on redoutait des troubles.

Le lieu de rassemblement se trouvait à l’hôpital municipal de Pierre et Paul, non loin de chez nous. C’est là que se massèrent à 9 heures les manifestants. Par le Bolchoi prospekt et le pont de la Cour, ils se rendirent au Champ de Mars. De nos fenêtres nous ne pouvions pas les voir, mais en rentrant ils passèrent devant notre maison. Les députations qui escortaient les dépouilles mortuaires ne stationnaient par sur le lieu de

[1]

  1. Jeudi 23 mars.