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immaculée, qui, d’un trône de glaciers, domine le massif du Mont Cervin et toute la Lombardie. Son regard avait plongé dans ces vallées qui, de cette altitude, ne sont plus que d’étroites fissures ou des chaudières de nuages. Il avait embrassé d’un coup d’œil cet âpre paysage, où l’on ne voit plus que le roc, le nuage et le ciel. Il avait observé que l’azur devient plus foncé et presque noir à mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère et que l’air se raréfie. Il avait trouvé là l’ivresse des grands créateurs, qui boivent à même l’âme solaire de la Vérité, mais se sentent alors si, loin des hommes ! — On dirait que cette solitude des cimes il l’emporta avec lui au milieu des foules, des cours princières, parmi ses élèves et auprès des femmes. Partout elle maintenait autour de lui un rempart invisible, mais infranchissable. Ses meilleurs disciples ne purent pénétrer sa pensée intime et sa fin ressemble presque à un effondrement. Une auréole de mélancolie plane sur son œuvre.

Plaignons-le, mais envions-le aussi. L’artiste peut-il demander à Dieu une plus belle récompense que la joie de créer ? Toute grande vie est une apothéose sur un naufrage et pourrait avoir pour devise l’héroïque parole de Shelley : « Persévère… jusqu’à ce que l’espérant crée de son propre naufrage la chose contemplée. »


EDOUARD SCHURE.