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instrument rare, sur lequel des mains maladroites avaient vainement essayé de jouer. Elle dut frémir en la présence de Léonard, comme la harpe dont toutes les cordes vibrent à la fois au premier toucher de la main d’un maître. Mais en même temps une foule de questions surgirent en elle dans un tumulte violent.) Saurait-il la comprendre comme il avait su la faire vibrer ? L’aimerait-elle, elle qui n’avait jamais aimé ? Et lui, le grand magicien de la science et de l’art, que pensait-il d’elle ? Pourrait-il, voudrait-il l’aimer ? L’Etna en éruption saura-t-il deviner que le Vésuve couvert de cendres est aussi un volcan ? A quoi pouvait mener cette aventure ?

Depuis son adolescence, la fille de Gherardini avait une singulière habitude. Chaque fois qu’un doute s’élevait dans son âme, à propos d’un personnage de marque ou d’un événement extraordinaire, elle se retirait dans une chambre obscure éclairée seulement par un vitrail peint représentant un Eros pensif à la torche renversée. Dans ce demi-jour, elle regardait quelque temps le génie mélancolique dont le rayon d’or tombait sur elle d’un fond violet. Alors une voix intérieure s’élevait dans son cœur, et cette voix était presque toujours infaillible. Cette fois-ci, son cœur battait fortement quand elle entra dans le réduit et son sein se souleva à grandes ondes quand la voix, plus grave qu’à l’ordinaire, prononça : « Plusieurs hommes ont perdu la raison, parce qu’ils t’ont aimée et que tu n’as pas pu ou pas voulu répondre à leur amour. A ton tour de trembler ! Léonard ne t’aimera pas. Ne lui livre pas le secret de ton âme, si tu ne veux pas perdre ta vie. » Une sueur froide courut sur la nuque de la Joconde, mais une révulsion subite se fit dans son cœur. Perdant toute prudence, elle se rebella contre l’ordre sévère et s’écria : « Il m’aimera quand même, car je le dompterai par l’Amour, fût-ce au prix de ma vie ! »

Le Vinci n’avait donc pas eu de peine à obtenir de la noble dame de Naples de faire son portrait. Mona Lisa avait dit à l’artiste d’un air enjoué que jusqu’à ce jour aucun peintre n’avait réussi à reproduire son visage à cause de la mobilité de ses traits et de son impatience à subir le supplice de la pose. Léonard avait répondu modestement qu’il emploierait toutes ses ressources pour accomplir cette œuvre rare. Il lui promit de la distraire et assura qu’en tout cas l’honneur d’avoir tenté une tâche si haute lui suffirait comme récompense. Défi de