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savons pas davantage quels furent les rapports intimes de Léonard avec la noble dame, qui accorda au maître d’innombrables séances. Car ni Léonard, ni aucun de ses biographes n’en ont jamais soufflé mot. Vasari, qui décrit minutieusement et amoureusement le portrait, dit avec raison qu’il n’y en a pas au monde de plus vivant et que « les fossettes au coin des lèvres sont à faire trembler tous les artistes de la terre. » Il ajoute que Léonard faisait venir fréquemment dans son atelier des baladins et des chanteurs pour éviter que le visage de son adorable modèle ne se figeât dans une expression morose. Mais c’est tout. Que se passa-t-il pendant ces quatre années entre ces deux êtres exceptionnels et uniques, chacun dans son genre ? Nul ne l’a dit, et pourtant ce roman parle avec une éloquence irrésistible par les yeux et la bouche du célèbre portrait. Enfin, les peintures postérieures du maître, dont la plupart sont empreintes du sourire léonardesque, en fournissent un commentaire singulièrement persuasif. Elles prouvent à quel point le peintre fut hanté jusqu’à la fin de ses jours par le sourire de la Joconde. Ce ne fut pas un roman passionnel dans le sens ordinaire du mot, mais plutôt un drame spirituel, une sorte de gageure et de lutte entre deux grandes âmes, qui essayent de se pénétrer et de se vaincre sans y réussir. En dépit d’une correspondance parfaite, d’une profonde harmonie de sentiments et de pensées, cette lutte se poursuivit avec des phases diverses jusqu’à la séparation finale. Dans ce duel entre deux âmes également fortes, entre deux volontés aussi indomptables l’une que l’autre, les paroles jouèrent sans doute un moindre rôle que la projection des pensées et des vibrations magnétiques.

Ecoutons donc religieusement la mystérieuse et tragique histoire que raconte ce portrait.


On se figure aisément ce qu’éprouva Léonard à sa première rencontre avec Mona Lisa. Ce fut sans doute une surprise violente, accompagnée d’un profond émerveillement et d’une dilatation subite de son être. Il avait étudié bien des types féminins, il avait connu et portraicturé les femmes les plus distinguées de l’époque, celles que les poètes contemporains appelaient les héroïnes du siècle, comme l’altière et fine