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On considérait l’homme, par exemple, comme naturellement bon ; et l’on répudiait comme une superstition inique le dogme d’un péché originel, dont l’humanité supportait à jamais les onéreuses conséquences [1]. Mais qui donc avait poussé ce dogme jusqu’à l’iniquité ? Qui donc avait dit que « depuis le péché originel le libre arbitre, sans la grâce de Dieu, n’est plus capable que de pécher ? » et que « c’était être pélagien que de reconnaître dans l’homme quelque chose de bon naturellement, quelque chose de bon qui tirât son origine des seules forces de la nature ? » C’était Baïus, père intellectuel de Jansenius. Et qui donc avait redit que « de par le péché originel, l’homme, sans la grâce, n’a de liberté que pour faire le mal ? » C’était Quesnel, disciple de Jansenius. La bulle de Pie V contre Baïus, et puis la bulle Unigenitus, avaient vengé de ces calomnies le pauvre héritier d’Adam ; et Alexandre VIII, relevant dans les écrits jansénistes une proposition diaprés laquelle il était « nécessaire que dans toutes ses œuvres l’infidèle péchât, » l’avait condamnée. Non pas que l’Eglise admit que Virgile ou Cicéron fussent « nés bons, » et que le salut qui avait pu succéder pour eux à l’exercice des vertus naturelles fût indépendant des grâces anticipées du Christ ; mais elle se refusait à faire d’eux, — et à faire, aussi, de ces sauvages chez lesquels pénétraient ses missionnaires, — des intelligences démunies de toute lumière naturelle, des volontés mutilées de toute liberté naturelle, des consciences incapables de toute vertu naturelle, des âmes forcément vouées à la damnation.

L’indulgence des Jésuites pour certaines œuvres des déistes anglais, indulgence qui leur était commune avec Fénelon, s’expliquait par le souci qu’ils avaient de considérer la raison naturelle comme susceptible, même après le péché et antérieurement à la révélation évangélique, de s’élever jusqu’à la connaissance d’un Dieu. Leurs missionnaires, dans les Lettres édifiantes, parlaient comme leurs théologiens. « Nous voyons dans les sauvages, écrivait l’un d’eux en 1694, les beaux restes de la nature humaine, restes qui sont entièrement corrompus

  1. A ceux qui voudraient débrouiller à l’aide de quelque théologien récent ces épineuses questions de la corruption de notre nature et de l’universalité du salut, qui cent cinquante ans durant troublèrent la France catholique, il y a deux livres qui s’imposent comme guides : Nature et surnature, de M. l’abbé Bainvel (Paris, 1905), et Le Problème du salut des infidèles, par M. l’abbé Capéran (Paris, 1912).