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loin de modérer simplement l’autorité excessive des souverains, l’abattrait sans ressource. » Cette prophétie, que d’aucuns interprétaient peut-être comme une invite, servit d’épigraphe au panégyrique de Fénelon prononcé dans la séance publique tie la loge des Neuf-Sœurs, — celle qui naguère avait reçu Voltaire, — par le frère abbé Cordier de Saint-Firmin. Fénelon pouvait devenir le précepteur des sujets, ou, pour mieux dire, des citoyens, puisque les rois s’étaient montrés d’insuffisants écoliers ; et dès 1789 deux opuscules anonymes, dont l’un s’appelait Fénelon aux États Généraux, et l’autre la Dignité de l’homme ou le despotisme dévoilé, pillaient Télémaque pour en extraire des leçons de politique à l’usage des Français qui rebâtissaient la France. Ou eût pu piller, aussi, les Dialogues des Morts, où la méthode législative des Grecs, « faisant des lois fondamentales pour conduire un peuple sur des principes philosophiques[1], » était hautement préférée à celle des Romains, qui légiféraient empiriquement au gré des besoins. Les hommes de 1789, visant à reconstruire enfin la France sur des principes philosophiques, tentaient-ils autre chose que ce qu’avaient fait les Grecs de jadis, avec l’approbation posthume de M. de Cambrai ?

Bientôt on l’engagea dans les polémiques, on lui donna figure de tribun. Principes positifs de Fénelon et de M. Necker sur l’administration : ainsi s’intitulait un libelle où l’on opposait aux complaisances de Necker pour l’absolutisme « les droits » de la nation, tels qu’ils étaient « dans l’opinion des saints mêmes du siècle passé. » C’était un sujet de trouble pour Emery, l’illustre sulpicien : la vénération qu’il professait pour Fénelon souffrait de certains éloges indiscrets. Assurément Fénelon, dans sa lettre au duc de Chevreuse, qui, de tous ses écrits politiques, est peut-être le plus profond, revendique pour « la nation » le droit de s’intéresser activement à sa propre vie ; mais ces pages mêmes, eussent-elles été connues des libellistes révolutionnaires, ne les eussent pas autorisés à coiffer d’un bonnet phrygien son beau visage d’aristocrate. Emery devait redouter qu’on n’en vînt à ces extrémités : au risque d’atténuer l’originalité des théories politiques féneloniennes, il fit tout un livre, en 1791, pour présenter au public, en un sage amalgame, ce que Bossuet et Fénelon avaient pensé de la souveraineté : il

  1. Dialogues des Morts : Solon et Justinien.