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Voltaire : « M. de Fénelon, s’il était né dans un pays libre, — lisez l’Angleterre, — aurait développé tout son génie, et donné plein essor à ses principes, qu’on n’a jamais bien connus. »

Si ces mots avaient un sens, ils laissaient comprendre que Fénelon, parce que sujet du despotisme français, et peut-être, qui sait ! parce que prêtre, avait craint de donner l’essor à tout ce qu’il pensait, et qu’il avait, vraisemblablement, partagé avec le seul Ramsay le secret de certaines audaces politiques, comme il partageait avec Mme Guyon le secret de certaines audaces mystiques. « Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge, nous dit-il d’un personnage du Télémaque. Ses meilleurs amis même ne savaient que ce qu’il croyait utile de leur découvrir. » Excités par la phrase de Ramsay, les philosophes battirent la campagne pour ressaisir un Fénelon que ses meilleurs amis mêmes n’avaient pu connaître. Prenant à Fénelon sa soutane et son manteau de cour, ils en affublèrent un philosophe comme eux, qu’ils firent penser comme eux, parler comme eux. Ils lui donnèrent l’essor, enfin, — cet essor que Ramsay regrettait qu’il n’eût pas pris lui-même.

Ces « principes qu’on n’avait jamais bien connus, » n’avaient-ils pas été, peut-être, les principes d’un sceptique ? Voltaire, en son Siècle de Louis XIV, insinuait que Fénelon peu à peu s’était laissé glisser vers quelque scepticisme. Il produisait pour garants une demi-douzaine de petits vers, que le marquis lui avait remis :


Jeune, j’étais trop sage,
Et voulais trop savoir ;
Je n’ai plus en partage
Que badinage
Et touche au dernier âge
Sans rien prévoir.


Que tel eût été le dernier stade de la pensée fénelonienne en matière métaphysique et mystique, cela ravissait Voltaire. C’était, en réalité, l’une de ces strophes assez enfantines que Fénelon adressait à Mme Guyon pour lui signifier qu’il fallait renoncer à la sagesse humaine et vivre en enfants [1]. Mais à partir de 1752, malgré les récriminations des écrivains catholiques

  1. Voir P.-M. Masson, Fénelon et Mme Guyon p. LXVI-LXVIII et 360-363 (Paris, 1907.