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des soldats allemands ? Non, mais je le mène, tous les 14 juillet, à Saint-Dié, où il voit défiler les chasseurs. Fritz, ajoutait-il, montre à ce monsieur comme tu sais la Sidi-Brahim. » Il disait : Siti Prahim, mais ce n’en était que plus à mon gré. Depuis cinq ans, on n’allait plus aux 14 juillet de Saint-Dié. On n’irait plus maintenant : le 14 juillet se ferait, en 1919, en 1920, longtemps, toujours, chez soi et on n’aurait plus à passer la frontière, sous l’œil irrité du gendarme prussien, pour aller voir défiler les chasseurs à pied.

Des récits, des lettres et de rapides visions m’ont permis de vivre l’émoi de ces heures. La route débouche presque du col vers la petite ville : la route rose des Vosges qui semble une écharpe tendre jetée à travers la sombre forêt de sapins ; c’est par là qu’ils vont arriver. Depuis la veille, tous les drapeaux sont aux fenêtres, les sapins plantés le long de la grand’rue reliés par les guirlandes tricolores ; ces demoiselles ont préparé leurs costumes, — vieux ou neufs, complets ou incomplets, transmis depuis des générations, ou improvisés avec les doublures des rideaux ; — les vétérans ont une belle chemise blanche bien empesée, se sont fait repasser une cravate blanche, ont essayé de donner un lustre nouveau à leurs gibus et leur redingote porte à la boutonnière un ample nœud vert et noir de 1870 ; le maire bon Alsacien, a retrouvé la « sous-ventrière » tricolore. On n’a pas partout les fleurs de Mulhouse ; on en a fabriqué d’artificielles, en étamine, en soie, en papier, des bouquets tricolores. On fait fête à M. le Curé qu’on revoit en soutane. On fait fête à M. X…, à M. Y…, enlevés par les Boches, mis en forteresse et rentrés de la veille, comme M. Simonin de Schirmeck à qui ses quatre ans et plus de prison et d’exil font une auréole. Tout le monde est sous les armes : « Est-ce pour aujourd’hui ? Fritz, va voir s’ils viennent. » Fritz, qui a arboré un superbe costume de zouave d’avant 1870, cadeau qui fut fait à son père vers 1880, trotte aussitôt et disparaît au tournant. On ne le reverra plus tout à l’heure qu’à la main d’un magnifique tambour-major. Mais déjà des gens accourent des hameaux de la montagne, criant : « Ils arrivent ! ils arrivent ! » Et voici les Hansi d’avant-guerre tenus pour fabuleux par les gens de peu de foi, ces rêves colorés qui enchantaient nos yeux et faisaient hausser les épaules aux sceptiques, aux pessimistes, il y a seulement six mois, oui, voici les visions de Hansi qui