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chapelle, mais non pas l’intérêt quasi doctrinal qui s’attachait au livre du banneret. Il n’entrait point dans les desseins du marquis d’affermir ou d’ébranler l’imposante systématisation de la personnalité et de l’œuvre fénelonienne, mise à la mode par son devancier ; et les philosophes, sans prêter à cette image plus pâle une bien longue attention, continuèrent de s’éprendre de Fénelon d’après Ramsay.

Ainsi Ramsay défunt s’accrochait-il à Fénelon défunt, avec une insupportable indiscrétion. Il fallait que ce prêtre se laissât transfigurer en philosophe ; et sous la main massive de son habilleur écossais, les contours de ses idées s’empâtaient, la sveltesse de sa démarche s’engonçait. La vraie pensée fénelonienne, charmante déjà lorsqu’elle s’exhibait avec de caressantes langueurs, était plus charmante encore lorsqu’elle se dérobait à demi, s’esquivait pour s’insinuer à nouveau, et jouait à cache-cache avec son lecteur en l’obligeant à lutiner avec elle. Ramsay, lourd exégète, la dénudait de toutes ses grâces ; il en éteignait la fièvre, c’est-à-dire la vie. Elle était incomplète, indécise, évoluante, comme l’est tout ce qui vit : il voulait, le malheureux, la rendre pleinement logique ; il rangeait en théorèmes, — et en théorèmes politiques, les pires de tous, — ce qu’elle recelait de roman. Le Fénelon de Ramsay était tout près de n’être qu’un Sieyès.

Mais un Sieyès, c’était le type d’homme que le siècle aimait. Ils furent tous des façons de Sieyès, les grands hommes de ce temps-là, depuis Joseph II, l’empereur apostolique, jusqu’à Jean-Jacques, le plébéien de Genève ; et dans les innombrables productions qui pastichèrent Télémaque en l’alourdissant, des conseillers calqués sur Mentor n’ennuyaient un peu longuement leurs jeunes pupilles royaux que pour en faire de petits Sieyès. Fénelon se dessina, peu à peu, comme le premier en date dans cette lignée ; c’est ainsi que se figea sa mouvante silhouette, et devant elle la vénération des philosophes se prosterna.

Au demeurant, il y eut en cette affaire un autre responsable que Ramsay : ce fut Mentor, le Mentor du Télémaque. Il plaisait aux philosophes que Mentor enseignât aux rois leur métier, et surtout qu’il les en dégoûtât. Car j’imagine qu’un jeune rejeton royal qui étudie dans ce livre ses futurs devoirs doit être fort tenté d’abdiquer ses droits éventuels. C’est peu rassurant,