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Russie, se refusant le droit d’intervenir sous aucun prétexte. Ainsi, les dernières de ses illusions disparaissaient dans les brouillards glacés de la réalité. Quel retour ! Consternée, n’entendant même plus les balles qui sifflent de tous les côtés, elle songe qu’elle n’est plus l’épouse du commandant du palais de l’Empereur, général à la suite de Sa Majesté, mais la femme d’un criminel, accusé de toutes les trahisons, prisonnier à la forteresse Pierre et Paul. C’est comme telle en effet qu’elle est traitée maintenant. L’espoir d’une aide quelconque s’évanouit.

Tristes épaves, personne ne veut les recueillir ! Cependant, étant donné l’état de santé de la comtesse, la situation ne pouvait se prolonger. Désespérées, ses filles prirent la résolution, — combien dangereuse ! — de s’installer, le temps qu’elles pourraient, dans l’appartement de Voeikoff, à la Moika. Évidemment, ce n’était pas un lieu sûr. Du moins elles y retrouveraient des effets, des meubles familiers. C’était un pied-à-terre que Nini Voeikoff avait aménagé pour y descendre, quand elle venait de Tsarskoé-Sélo. Maintenant ce modeste logis lui apparaissait comme une oasis enchantée. La malade pourrait se coucher dans un bon lit et dormir. Ah ! oui, dormir, puisqu’elle le pouvait encore. Elle ignorait les événements : son mari prisonnier à la Douma, son gendre à la forteresse, ses souverains détenus à Tsarskoé. Tout ce qu’elle aimait, tout ce qu’elle était habituée à vénérer, n’existait plus. Combien terrible serait le réveil !

Habiter dans une maison de la couronne, près des locaux de l’ancienne dvortsovaia Okhrana[1], c’était pour mes pauvres amies aller au-devant d’un désastre. Il ne manqua pas de se produire. En pareil lieu, comment fussent-elles passées inaperçues ? Sur-le-champ, les petits employés et les serviteurs du palais qui habitaient le même immeuble leur avaient fait transmettre la prière de le quitter. Le souvenir de la maison des Frédéricks, incendiée et démolie, les obsédait : ils ne se souciaient pas de s’exposer aux colères de la foule, par la faute des nouvelles venues. Celles-ci, dans leur naïveté, invoquaient le droit commun. On ne pouvait pourtant pas les jeter comme cela dehors ! Il fallait leur laisser le temps de trouver un autre

  1. Police secrète du palais.