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Dans le lazaret du régiment au sein duquel le comte avait passé sa vie, qu’il avait commandé pendant sa jeunesse et dont un escadron portait son nom, les trois fugitives croyaient quelles ne seraient plus inquiétées. Elles se trompaient. Le personnel supérieur qui, peut-être, aurait souhaité leur montrer des égards, n’eut pas le courage de prendre leur parti. Dès qu’on eut vent de leur présence, sanitaires et malades exigèrent le renvoi immédiat de ces suppôts du tsarisme, qu’ils accusaient d’avoir vendu la Russie à l’Allemagne. Terrorisée, l’administration se soumet. Voilà de nouveau à la rue ces malheureuses, errant avec leur mère malade parmi la fusillade générale. Les portes jadis les plus largement ouvertes leur sont closes, même celle de l’ancien commandant de leur régiment. Tous ont peur d’abriter sous leur toit la femme et les filles du ministre de la Cour. Elles sont suspectes, donc dangereuses.

Seul, un pasteur anglais qui habite le quartier, consent à les cacher, sous un nom d’emprunt, dans un Nursing home, à la Torgovaia. Elles logent toutes trois dans une petite chambre, la malade couchée sur un lit de sangle, dans le dénuement le plus complet. Du moins, elles ont trouvé un asile.

De telles secousses, morales et physiques, étaient au-dessus des forces d’une femme aussi âgée que la comtesse Frédéricks et malade. Elle est reprise de délire ; elle ne se souvient plus de rien. Ses filles, mortes d’anxiété pour elle, ne connaissent même pas le sort de leur père. Elles tremblent qu’on ne découvre leur retraite ; pourtant elles veulent à tout prix faire venir leur médecin. Malgré d’immenses difficultés, le docteur, qui avait soigné de longues années le comte, obtint un permis de circulation et arriva jusqu’à elles. Leur semblant de tranquillité ne dura guère. Une amie, ayant appris leur adresse, s’y rendit et demanda la comtesse Frédéricks. La nouvelle s’ébruita que les trois dames inconnues n’étaient pas des Anglaises, mais la femme et les filles du ministre de la Cour. Incontinent elles furent mises en demeure de quitter le home : on n’avait le droit d’y accepter que des compatriotes...

Affolée, Mme Voeikoff part à pied de la Torgovaia pour l’ambassade d’Angleterre, située à l’autre bout de la ville. Cela demandait un courage réel, car lia fusillade continuait. Hélas ! elle oubliait que les ambassades étrangères évitaient avec un soin minutieux de s’immiscer dans les affaires intérieures de la