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Malgré les protestations et les supplications des filles, ils n’épargnèrent même pas la chambre de leur mère. Ils s’y ruèrent, baïonnette au fusil. Le chien voulut leur barrer le passage en se jetant au travers de la porte ; il fut assommé d’un coup de crosse.

La pauvre malade, abattue par la fièvre qui la minait, se vit tout à coup entourée par une bande de soldats qui lui dirent :

— Il faut partir, grand’mère, la maison brûle !

Elle ne comprenait pas. Pour rien au monde, elle ne consentirait à quitter sa demeure. L’incendie gagnait du terrain ; on voyait monter d’épaisses colonnes de fumée ; rien n’y faisait : elle s’obstinait à rester. Enfin, ses filles et l’infirmière parvinrent à l’arracher de son lit. On l’enveloppa dans une pelisse. Les soldats la transportèrent ainsi de sa maison en flammes au lazaret de la garde à cheval, situé en face, où on accepta de l’abriter pour la nuit.

Qu'on imagine le lugubre cortège ! Cette vieille femme de quatre-vingts ans, presque mourante, portée par ces soldats qui venaient de détruire sa maison, le foyer où elle avait vécu heureuse, choyée et adulée par tous ; ses deux filles bousculées, insultées par la foule qui les talonnait comme une meute affamée ; et, fermant la marche le chien blessé, sa plaie béante au côté, mais ne se résignant pas à quitter la maîtresse qu’il avait été incapable de défendre. Ils s’en allaient lentement, sous les cris et les huées de la populace, qui menaçait de les écharper ; ils allaient, courbés sous l’injure, l’âme en déroute, vers quel lointain et douloureux exil ? Ce qui avait été jadis l’élégant et somptueux hôtel du ministre de la Cour n’était plus qu’un monceau de ruines et de cendres encore fumantes, sur lesquelles dansait une plèbe enivrée et féroce.

Pas un objet n’avait pu être sauvé. Ni ses bijoux et ses papiers enfermés dans des meubles dont elle avait la clé, ni son crucifix, ni son alliance restée sur la table auprès du lit. Les domestiques, occupés à déménager leurs propres affaires, se souciaient fort peu de veiller sur ce qui appartenait à leurs anciens maîtres, en qui ils voyaient maintenant des ennemis. Ces trois femmes innocentes, qui de leur vie n’avaient jamais fait de mal à personne, telles furent les premières victimes de la Révolution.