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Pauvres femmes naïves, pourquoi ne partent-elles pas plutôt pour Tsarskoé ?

Demain lundi à onze heures doit avoir lieu la messe funèbre pour l’anniversaire de la mort de mon père. Mais le couvent Alexandre Nevsky est si loin ! Pourra-t-on y accéder ?... Et le bruit recommence ! Dans la nuit, les sons s’exagèrent... Si seulement je pouvais dormir, ne plus penser à rien, dormir !...

Lundi, 21 février.

Nous voilà en pleine révolution. Les uns pleurent, les autres délirent de joie. Les événements se précipitent avec une telle rapidité que la compréhension humaine n’arrive pas à les suivre. Seuls peut-être les leaders des partis étaient au courant. La masse du public ignorait tout, comme d’ailleurs le gouvernement. En tout cas, on n’ajoutait aucune importance aux bruits qui couraient en ville. Presque à la veille de la catastrophe, Balk disait : « Qu’une émeute éclate, il suffira de quelques centaines de Cosaques pour rétablir l’ordre... »

Mon pressentiment se réalise. Impossible de songer même à aller au service funèbre pour mon père. Par la fenêtre, nous voyons la foule grossir à chaque instant. Ce n’est plus une réunion d’hommes, c’est un véritable mascaret humain qui se porte avec un grondement sourd vers le rivage opposé. De l’autre côté du pont Troitzky, les mitrailleuses sont en pleine action et refoulent cette masse obscure et obstinée. Mais, pareille à l’océan déchaîné, elle ne connaît pas d’obstacles sur son chemin et submerge sous ses vagues tout ce qui lui résiste. Elle passe. De loin on entend les canons qui tonnent, les mitrailleuses qui claquent.

Quelques nouvelles de ce qui se passe de l’autre côté de la ville nous arrivent par téléphone. On se bat dans les rues ; les révolutionnaires essayent de s’emparer de l’arsenal. Au Kamennoostrovsky, durant les moments d’accalmie, on sort hâtivement pour attraper une feuille volante que les autos vous jettent au passage.

Les malheureux Frédéricks[1] semblent le point de mire de

  1. Les Frédéricks jouèrent un rôle très important dans la société de Petrograd par leur situation prépondérante à la Cour. Le comte Frédéricks occupa le poste de ministre de la Cour depuis 1896 jusqu’en 1917, la comtesse était dame à