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chose de vaste, de calme, de majestueux. La neige, en couche épaisse sur le sol, étouffe le bruit des voitures et des pas. Les arbres couverts de givre brillent comme des diamants sous les rayons d’un soleil boréal. À la tombée de la nuit, les passants ressemblent à des ombres glissant dans la brume. Par moments, la lune soulève le voile opaque qui la cache et se découvre avec son malicieux sourire ; puis de nouveau elle disparait derrière ses plis de nuages. Quel dommage si le cours des événements rompait le charme extraordinaire qui se dégage de cette nature endormie sous la neige !

Oui, en cas d’émeute, notre maison est bien mal située. D’un côté elle s’adosse à l’immense immeuble de Lidval, d’où des machines infernales furent descendues dans nos cheminées en 1906. De l’autre côté, elle longe une affreuse petite rue, la Passadskaïa. Derrière notre jardin s’étend un terrain vague. De tous les côtés on peut pénétrer sans être vu dans notre cour. Quant à attendre aucune protection des hommes à notre service, pure illusion : un concierge poltron, un vieux domestique ramolli, le dvornik[1], actuellement infirmier du lazaret et son aide, un imbécile, cela ne compte pas.

Pour plus de sécurité, j’avais conseillé à ma mère de prier le préfet, Balk, de rétablir devant notre porte le poste de police qui s’y trouvait du vivant de mon père. Il a répondu que l’état de siège venant d’être proclamé, le général Khabalow détenait seul tous les pouvoirs ; néanmoins, il ferait son possible pour nous venir en aide.

Le bruit court que des femmes ont mis à sac les halles, près de l’aquarium. Les Cosaques empêchent les rassemblements. L’orage se rapproche.

Dimanche, 26 février.

La situation empire d’heure en heure. Ce matin, pendant sa promenade quotidienne, ma mère a vu des gamins arrêter les tramways. Ils les renversaient pour en faire des barricades. En face du lazaret, au Bolchoï Prospekt, la boulangerie de Philipoff a été pillée, ses immenses vitres brisées. Sur les plaies béantes de la devanture on a hâtivement cloué des planches. Les

  1. Personne chargée de maintenir l’ordre extérieur dans chaque maison, de contrôler les passeports et de se maintenir en rapports avec la police.